home > Personnalités > Ford, John (1894-1973)
Ford, John (1894-1973)
Sur quatre films des années 1930
publié le dimanche 22 mai 2022

par Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002


 


Le Cinéma de minuit ainsi que Cinétoile nous ont récemment permis de (re)découvrir quatre films de John Ford datant de la première moitié des années 30, une période relativement peu explorée de l’œuvre du cinéaste. Au sortir d’une œuvre muette particulièrement abondante, on le voit travailler pour les compagnies les plus diverses (United Artists, MGM, Universal, Fox), alternant films de commande et projets plus personnels. Alors que l’on s’accorde généralement à dater la maturité de John Ford de la fin de cette décennie, un film aussi attachant que Judge Priest (1934) invite peut-être à une révision.

P.S.



 

 
Arrowsmith (1931)
 

Adapté d’un roman de Sinclair Lewis (fraîchement nobelisé), Arrowsmith s’apparente à ces "biopics" tels qu’en affectionnait Hollywood dans les années 30 et qu’illustreront un William Dieterle (1893-1972), ou un Henry King (1886-1982). Du Dakota aux Antilles, en passant par New York, le film déroule le parcours de Martin Arrowsmith (Ronald Colman), médecin généraliste et chercheur contrarié : c’est une figure assez typique de conscience déchirée, entre ses recherches scientifiques harassantes et son épouse aimante, entre son dévouement à ses congénères et la nécessité d’en sacrifier quelques spécimens dans l’espoir de découvrir un vaccin. Comme souvent dans ce type de "vies illustrées", le film s’installe trop rapidement sur ses rails et alterne, censément sur plusieurs années, scènes domestiques et scènes de vocation, excessivement brèves pour consister.
John Ford y sacrifie à une esthétisation forcée (l’un de ses péchés mignons jusque dans les années 40), usant et abusant de contre-plongées et autres profondeurs de champ surprenantes - un rat découvrant le port de New York -, mais assez gratuites : un plan tel que celui où Ronald Colman se dirige du fond de l’écran vers un téléphone au premier plan, repensé par Orson Welles, donnera Citizen Kane (1941). Succédant aux scènes rurales où l’idéalisme du docteur trouve naturellement à s’exercer, le milieu new-yorkais est montré comme un lieu de compromissions et d’affairisme, ce qu’illustre un peu lourdement l’écrasement du naïf Arrowsmith par la monumentalité art déco d’un prestigieux institut de recherche.


 

Le médecin finira par embarquer pour les Antilles dont la population locale, décimée par la peste bubonique, doit lui servir de cobaye pour expérimenter un sérum de son invention. John Ford, quant à lui, ne diffère guère de son protagoniste eu égard au traitement (visuel) qu’il fait subir aux indigènes, aussi peu différenciés que les rats blancs porteurs du virus. Malgré cela, le film s’intériorise alors d’avantage et la pesanteur des compositions du début fait place à tout un jeu de matières vaporeuses : la tentation du "péché" incarnée par une belle voyageuse "évidemment" new-yorkaise (Myrna Loy) est pointée par un simple jeu de lumières diaphanes associées à chacun des amants en puissance : fumée de cigarette pour Arrowsmith, blancheur du négligé pour la femme derrière la porte. La scène de l’agonie de l’épouse du médecin permet de retrouver le dispositif fordien du lieu clos ouvert sur un espace menaçant traité comme un paysage mental (la brume pénètre peu à peu la chambre de la malade), où se projettent toutes les peurs de la victime, celle du virus, mais aussi celle de l’Autre, l’Indigène dont les chants ne cessent de psalmodier. À noter que les éclairages et compositions de ces séquences antillaises reparaîtront une vingtaine d’années plus tard dans un autre film "africain", Mogambo (1953). Même si la carrière de Arrowsmith s’alimente aux mêmes ouvrages fondateurs que pour John Ford (et bon nombre de cinéastes hollywoodiens "classiques"), à savoir la Bible et Shakespeare, le cinéaste ne semble guère s’être passionné pour cette destinée exemplaire.


 

 
Air Mail (1932)
 

Avec Air Mail, qui décrit quelques épisodes de l’activité d’une base de l’aéropostiale, le spectateur est d’avantage en terrain familier - l’auteur considérait d’ailleurs le film comme une de ses réussites. L’Allemagne y est encore présente, par Friedrich Wilhelm Murnau interposé, puisque la photographie est signée Karl Freund, le grand chef-opérateur du Dernier des hommes (1924) et de Tartuffe (1926). Si le film est un peu statique dans sa mise en place, il frappe justement par la qualité atmosphérique de sa photo, jouant des variations de lumière qu’autorisent les tempêtes et bourrasques de neige qui assaillent le décor quasi-unique de la base.


 

Sur un dispositif proche de celui du Ceiling Zero de Howard Hawks (1936), la personnalité de John Ford reste présente en pointillé dans la création d’une petite communauté dont le responsable (Ralph Bellamy), comme tant de futurs protagonistes fordiens, voit arriver ce qu’il prévoit être sa "dernière mission" (sa vue ne lui permettra bientôt plus de piloter). Il s’agit d’un monde qui, tout en étant clos, absorbe les éléments exogènes les plus disparates - des passagers de ligne échoués, des Indiens taciturnes …-, alors que les missions se succèdent, "the world moves on" et l’on s’affaire à préparer Noël. La greffe de ce motif incongru est moins l’occasion de développer de bout en bout une parabole biblique - le film reste malgré tout prisonnier des conventions du genre -, que de réaliser pour John Ford, son rêve d’une communion syncrétique : le temps d’un travelling circulaire, d’improbables Indiens méditent autour du sapin.


 

Cette base aérienne est aussi comme un fort de western où la femme s’ennuie, plus précisément, la Femme est dédoublée en "pure" (avec sa connotation chrétienne : il s’agit de l’institutrice qui se consacre à la fête de Noël) et "garce" (l’épouse d’un des pilotes, qui le trompera avec un nouveau venu). Leur caractérisation ainsi marquée est héritée du muet. Dans l’attente du retour d’un aviateur, elles sont réunies derrière une vitre dès leur première apparition. L’une s’applique du rouge à lèvres tandis qu’un léger mouvement d’appareil découvre l’autre le regard levé vers le ciel … Comme dans Flesh, la trahison par la femme se manifeste par l’abandon de la communauté pour la grande ville, où jazz et alcool sont enfin permis. Le thème si fordien du passé honteux qui désigne un des personnages à l’ostracisme de la communauté s’ébauche dans la figure d’un pilote prêt à accomplir une mission périlleuse pour racheter une faute originelle. Mais, de même que la plupart des éléments thématiques un peu personnels, le personnage finit par être sacrifié. Ce "retour du refoulé" reparaît, avec combien plus de force, dans le dernier film de la série.


 

 
Flesh (1932)
 

Réalisé avec beaucoup plus de souplesse et de vivacité que Arrowsmith, Flesh n’en dénote pas moins la même influence germanique, et ce dès son premier plan (la plongée sur une ronde de prisonnières), évocateur de celui de M. le maudit (1931). C’est comme si le film opérait la greffe d’un genre sur un autre, le premier ressortissant au mélodrame hollywoodien du style "rédemption par l’amour", et le second, centré autour d’une figure récurrente du cinéma allemand de l’époque, celle de "l’homme humilié", dont un Emil Jannings a offert, chez F.W. Murnau ou Joseph von Sternberg, l’expression inoubliable. Le film commence précisément dans un Biergarten, où officie le populaire Polakaï (Wallace Beery), tour à tour lutteur et serveur de bières. C’est une espèce de gros bébé naïf, couvé par une famille de substitution, une petite communauté Mitteleuropa, tout droit sortie de chez Ernst Lubitsch.


 

Mais, comme le dit le titre français, Une femme survint, (Karen Morley), tout juste libérée de prison où se trouve encore son amant, et qui, avec la complicité de ce dernier, n’aura de cesse de duper cette brute au grand cœur de Polakaï, jusqu’à lui faire croire qu’il est le père de son enfant. Par une sorte de métonymie, c’est Wallace Berry qui, apprenant l’heureuse nouvelle alors que sa tête est prise en tenailles par les jambes de son adversaire, semblera naître à une nouvelle vie (il y perdra son innocence). Polakaï et sa nouvelle famille émigreront à New York où l’ancien champion de lutte sera contraint de participer à des matchs truqués et finira par découvrir la trahison de la femme.


 

Le motif fordien du "Paradis perdu" semble donc assimilé à une Allemagne idyllique - c’était déjà le cas dans le nostalgique Four Sons (1928), film muet de John Ford -, et la "chute" à la corruption américaine. Le départ pour la grande ville comme synonyme de déchéance appartient au registre traditionnel du mélodrame, mais on sait que le thème a trouvé son apogée cinématographique avec L’Aurore (1927), dont le réalisateur a durablement impressionné John Ford. Dans une logique de Kammerspiel, la trahison de l’homme ne peut conduire qu’au meurtre de l’amant par le lutteur. Mais, alors que le thème de "l’homme humilié" (ou trahi) se doublait fréquemment, chez les cinéastes européens, d’une "mise en spectacle" de cette humiliation - que l’on songe à L’Ange bleu (1930) -, le motif est repris mais édulcoré par ce qui reste un produit MGM : le spectateur s’attend à la "mise à mort" publique de Wallace Berry - devenu assassin - lors de la finale qu’il a acceptée de perdre, mais l’ex-champion y trouve une nouvelle énergie pour écraser son adversaire et retrouver son honneur. Séparés par une grille de prison, le meurtrier et la femme d’après la rédemption sont d’autant plus convaincus d’être unis à jamais : "I love you, liebchen". La greffe Berlin / Hollywood aura quand même pris.


 

 
Judge Priest (1934)
 

Ce titre fait partie du trio de films réalisés par John Ford avec le populaire Will Rogers, qui incarne le juge Priest, élu de longue date dans une petite ville du Kentucky. Même amputé d’une scène importante - une tentative de lynchage d’un Noir, que John Ford intégrera dans le remake qu’il fera du film The Sun Shines Bright (1953) -, Judge Priest s’avère être une œuvre euphorisante, et parfaitement émouvante. On passe d’une certaine manière de l’inspiration expressionniste des films précédents à une ambiance impressionniste, qui se traduit justement par l’usage de la lumière, non plus contrastée mais équitablement répartie entre les personnages : c’est que pour John Ford, véritablement, le soleil devrait briller pour tout le monde. Nous ne sommes plus dans un univers clos dont l’abandon ne peut conduire qu’à la déchéance. Ici, les frontières sont intérieures et il s’agit pour le juge d’en abattre quelques-unes. C’est à un travail de metteur en scène que se livre William Priest et que prolonge la réalisation de John Ford. Il est en effet évident que celui-ci s’est parfaitement identifié à la figure de ce magistrat débonnaire qui, en proie au pharisaïsme ambiant, s’attache à faire régner l’esprit bienveillant de la loi.


 

Que ce soit en frappant un peu trop fort sa balle de cricket pour permettre à son neveu de franchir la barrière de sa maison et rejoindre la fille dont il est amoureux, ou bien en aidant un révérend à passer la barre du tribunal pour témoigner en faveur d’un ancien forçat et faire ainsi ressurgir les images d’un passé héroïque, c’est toujours ce "mouvement qui déplace les lignes", qui est aussi une levée des blocages, que provoque le juge comme le metteur en scène. Ainsi peuvent se renouer les liens d’une filiation honteuse, aussi sûrement que Priest converse au cimetière avec son épouse disparue.


 

De même, si le traitement des Noirs nous paraît outrageusement caricatural, l’espèce de mimétisme qui se crée entre le juge blanc et ses serviteurs, à l’occasion d’une partie de pêche ou entonnant un spiritual, - jusqu’à l’imitation pure et simple de son domestique qui permettra à Will Rogers de faire fuir un gêneur -, montre aussi la formidable empathie dont peut faire preuve John Ford, comme Priest, envers sa communauté élue. Cela, qu’un être humain puisse apparaître aux côtés d’un autre être humain comme son semblable, quel autre art que le cinéma peut nous le montrer avec tant de naturel et d’évidence ?


 

La dernière partie du film donne à John Ford l’occasion de développer une de ses premières grandes scènes de procès, où les divers éléments d’ordre intime aussi bien qu’historique s’unissent et se résolvent magistralement. Comme Ralph Bellamy dans Air Mail, le juge Priest réalise que son temps est venu, mais c’est pour mieux passer de l’autre côté de la barre et assister son avocat de neveu dans la défense de l’ancien forçat et père "indigne". C’est encore en metteur en scène qu’il demandera à son serviteur de jouer "hors champ" l’hymne des Sudistes, véritable bande-son du film qu’il a imaginée pour mieux faire vibrer l’assistance au récit du comportement héroïque de l’accusé. Tous les bancs du tribunal voleront en éclats dans une joyeuse anarchie et le père, rétabli dans son honneur, sera invité à intégrer le défilé des confédérés. Dans ses vieux jours, John Ford constatera amèrement le caractère de spectacle de la politique et de la justice de son pays avec The Last Hurrah (1958). Le spectacle, c’est-à-dire le cinéma de John Ford, a encore ici pour raison d’être l’apothéose de la justice démocratique.

Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002


* Arrowsmith. Réal : John Ford ; sc : Sidney Howard ; ph : Ray June ; mont : Hugh Bennett ; mu : Alfred Newman. Int : Ronald Colman, Helen Hayes, Myrna Loy (USA, 1931, 108 mn).

* Tête brûlée (Air Mail). Réal : John Ford ; sc : Dale Van Every & Frank W. Wead ; ph : Karl Freund. Int : Pat O’ Brien, Ralph Bellamy, Gloria Stuart, Lilian Bond (USA, 1932, 83 mn).

* Une femme survint (Flesh). Réal : John Ford ; sc : Leonard Praskins, Edgar Allen Woolf & William Faulkner ; ph : Arthur Edeson ; mont : William S. Gray. Int : Wallace Beery, Karen Morley, Ricardo Cortez (USA, 1932, 95 mn).

* Judge Priest. Réal : John Ford ; sc : Dudley Nichols & Lamar Trotti ; ph : George Schneiderman ; mu : Samuel Kaylin. Int : Will Rogers, Henry Walthall, Tom Brown, Anita Louise, Stepin Fetchit (USA, 1934, 81 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts