par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°91, décembre 1975
Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1975
Palme d’or
Sortie le mercredi 26 novembre 1975
Une chronique qui couvre une quinzaine d’années, de 1939 à 1954. Quinze ans de la vie d’un paysan algérien des hauts-plateaux, sa vie, ses problèmes, quinze années de germination souterraine qui aboutissent à la révolte de novembre. Le ton est celui de l’épopée. C’est bien l’histoire d’une prise de conscience, mais sans approche de la vie intérieure du personnage : il est toujours vu de l’extérieur, toujours au milieu des autres. Épopée et grand spectacle. Panavision. Un monde de figurants.
Mohammed Lakdhar Hamina sait [es manier et nous en administre la preuve à satiété. Il excelle dans la composition des plans, hommes et paysages. Telle image de groupe isolé dans un désert dévoré de soleil semble sortir tout droit des Rapaces (1). Mais on pense surtout au cinéma soviétique, à cause du maniement des foules, à vrai dire moins au cinéma de Sergueï Eisenstein qu’à celui de Sergueï Bondartchouk, à cause des progrès de la technique cinématographique, naturellement. Mais c’est aussi le même caractère académique, officiel, et les grands moyens. La foule envahit l’écran. Encore. Toujours. Paysans à la recherche de l’eau, épidémie de typhus dans la médina, travaux des champs : les foules sahariennes au travail.
On finit par en oublier le sujet, cela sent l’apprêt, le morceau de bravoure. Une telle débauche était-elle vraiment nécessaire ou même utile ? Cela a coûté très cher aux finances algériennes, on a lancé le chiffre d’un milliard. Dans ce pays qui commence à sortir de l’ornière, où apparaissent de jeunes talents, n’est-il pas regrettable qu’une super-production absorbe la plupart des ressources disponibles ? D’autant que le choix de ce ton épique pour un pareil thème est assez discutable.
Mohammed Lakdhar Hamina s’est défendu sur le fait que cela ait imposé à son film des limites politiques et idéologiques : "Vous avez vu comme moi à Cannes la fresque soviétique : Ils ont combattu pour la Patrie de Sergueï Bondartchouk, (1971) qui utilise un format plus large que le mien... et des moyens beaucoup plus considérables. En quoi cela a-t-il nui à son aspect idéologique et politique ? En rien, je pense." C’est tout dire. Oui, l’un comme l’autre exposent très correctement l’idéologie officielle. Mais on attend plus du cinéma : faire revivre l’histoire, ce n’est pas une sèche analyse politique de manuel. Mohammed Lakdhar Hamina connaît toutes les bonnes recettes, il n’oublie aucun ingrédient. Mais cela demeure sec, et même froid. Nous restons toujours désespérément spectateurs. Aucune de ces trouvailles comme, mettons par exemple, la bâche de Potemkine, qui font jaillir l’émotion, nous permettent d’en être, de nous sentir dans le coup. Non que l’auteur se refuse à rechercher l’émotion : l’utilisation des enfants le prouve. Les dernières séquences sont même, de ce point de vue, assez insupportables. Ce ne sont pas des haillons photogéniques qui nous rendent sensibles à la misère. La charge est un beau morceau de cinéma, mais cela ne remplace pas - sur le plan révolutionnaire - ce qu’eût été la montée de la colère chez les humiliés. Le souci du spectacle nuit à l’authenticité.
L’épopée, c’est aussi un monde tout en noir et blanc : les bons d’un côté, les méchants de l’autre. C’est normal. Les méchants en l’occurrence, ce sont les Français, mais pour un paysan des hauts-plateaux, ce sont plutôt leurs valets indigènes qui expriment l’oppression coloniale. D’accord. Mais il est quand même des circonstances où apparaît directement l’oppresseur. On nous le présente à travers des personnages caricaturaux, dans le style déjeuner de têtes : défilé, cérémonie du 11 novembre, etc...
Si l’on osait, on dirait une présence abstraite. Ce qui est tout de même exagéré dans un pays où existaient deux communautés, et où l’armée française recrutait des Algériens. De bonnes âmes ont admiré ce parti : ne pas raviver les vieilles haines (elles existaient donc ?), oublier les injures. D’autres admirent la prudence : présenter une analyse politique correcte, mais soigneusement aseptisée de tout ferment dangereux. C’est comme le libéralisme giscardien : aucun risque. Cette froideur calculatrice est infiniment plus rentable que les petites précautions du bon Gillo Pontecorvo, en 1966, montrant, dans La Bataille d’Alger (2), avec le succès que l’on sait, qu’à côté du pire, il peut y avoir du très bien. Parce qu’il ne faut jamais montrer le pire. Il est bien que la Palme d’Or récompense enfin un film du tiers-monde - et issu d’un cinéma d’État -, mais pourquoi faut-il que ce soit précisément un film beaucoup plus proche des grandes productions capitalistes que d’un film indépendant ?
Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°91, décembre 1975
1. Les Rapaces (Greed) de Erich von Stroheim (1924).
2. La Bataille d’Alger (La battaglia di Algeri) de Gillo Pontecorvo (1966). Le film a reçu le Lion d’Or à la Mostra de Venise 1966 et a été nommé 3 fois aux Oscars. En France, le film, après être sorti furtivement en 1970, a été interdit, sous la pression des anciens combattants et de l’extrême droite. Il n(est sortie normalement qu’en 1971, et a fait l’objet de plusieurs attentats à la bombe, notamment en décembre 1980 à Béziers et en janvier 1981 à Paris au Saint-Séverin.
Chronique des années de braise (Waqa’i’ sinine ed-djamr). Réal : Mohammed Lakhdar-Hamina ; sc : M.L-H., Tewfik Farès & Rachid Boudjedra ; ph : Marcello Gatti ; mont : Youcef Tobni ; mu : Philippe Arthuys ; déc : Hassen Soufi ; cost : Mohamed Bouzit. Int : Yorgo Voyagis, Mohammed Lakhdar-Hamina, Leila Shenna, Sid Ali Kouiret, Keltoum, Yahia Benmabrouk, Cheikh Noureddine, Hassan El-Hassani, Larbi Zekkal, Hadj Smaine, François Maistre, Jacques David, Jacques Richard, Henry Czarniak, Abdelhalim Rais, Brahim Haggiag (Algérie, 1975, 177 mn).