Considéré à juste titre comme le maître du thriller japonais et du j-horror depuis Cure (1999), et Kaïro (2001), Kiyoshi Kurosawa nous propose cet été trois films, dont le moyen métrage, Chime (2024), distille savamment un suspense assorti d’une réflexion sur notre déshumanisation dans un monde où la course à la réussite domine l’individu.
Débutant in media res, Cloud ne s’embarrasse pas de psychologie installant les personnages dans une durée empathique : un travelling avant nous porte vers une salle grise, froide, aux contours sombres et à la lumière angoissante. Un lieu anxiogène où Takuji, chef de l’atelier de cuisine, dispense ses cours auprès d’apprentis classiques exécutant des gestes et des mets sous les observations verbales et visuelles de leur maître ès gastronomie. Dans ce locus amoenus destiné à l’apaisement de tous, aux dires du protagoniste, un événement perturbera l’existence du professeur comme celui de ses élèves : l’un d’entre eux, entendant en lui le son mystérieux d’un carillon ("chime"), se suicide lors d’une séance.
La progression dramatique et narrative de Chime prend ensuite l’allure d’un thriller paranoïaque et horrifique, voire d’une œuvre à la lisière du fantastique, avec une focalisation interne majoritaire du récit et du filmage. Lorsqu’une étudiante hésite fortement à découper un poulet, arguant du fait que ce fut un être vivant, Takuji, qui commence à subir le son décrit par feu son disciple, la poignarde subitement, puis se débarrasse de son cadavre. Menant une vie monotone avec son épouse (aux actes répétitifs, notamment celui de jeter dans des bacs à ordure d’énormes sacs de canettes de boissons) et son fils (un adolescent basique), le protagoniste tente en vain de changer de carrière pour devenir le chef d’un restaurant moderne, par des entretiens professionnels auprès de financiers exigeants.
Les scènes, filmées respectivement en des lieux opposés (une salle de cuisine dans un immeuble à proximité d’une voie ferrée, une demeure familiale dans une rue silencieuse) bénéficient d’une photographie subtile, variée (des monochromes alternant avec des couleurs et une lumière plus intense), dévoilant la métamorphose de Takuji, qui ôte ses masques sociaux et humains. Le professeur pointilleux mais compréhensif, le cuisinier investi, et le père de famille tranquille laissent la place à un tueur dont la folie meurtrière ira en progressant. Sa perception du quotidien se transformera en une hallucination qui le conduira à voir le fantôme de sa première victime sur une chaise pourtant vide.
Les multiples cadrages et mouvements d’appareil (formidable utilisation du travelling), comme les plans fixes dynamisés par un montage ébouriffant, le travail accompli sur le son (les silences oppressants, le bruit intérieur du carillon, les trains) sans oublier la qualité des interprètes aux postures parfois énigmatiques, donnent également à ce film une force esthétique incomparable.
Muni de ces aspects plus qu’engageants pour un film de cette durée, mais à la densité remarquable, Kiyoshi Kurosawa élabore une satire saupoudrée d’incongru sur la course à la réussite de nos contemporains. Chime prend ainsi l’allure d’un conte tragique des temps modernes, d’un apologue dont la leçon demeure amère.
Film-somme de l’œuvre kurosawaienne tendance Kiyoshi, le film s’avère une délectable entrée en matière dans la filmographie consistante d’un maitre-queux du cinéma.
Alexis Leroy
Jeune Cinéma en ligne directe
Chime. Réal, sc : Kiyoshi Kurosawa ; ph : Kochi Furuya ; mont : Azusa Yamazaki ; mu : Takuma Watanabe. Int : Mutsuo Yoshioka, Tomoko Tabata, Ikkei Wtanabe (Japon, 2024, 45 mn).