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Lili Marleen (1981)
de Rainer Werner Fassbinder
publié le mercredi 28 mai 2025

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°135, juin 1981

Sorties les mercredis 15 avril 1981 et 28 mai 2025


 


La célèbre chanson a toute une histoire - ou une légende. Elle aurait été composée dès la Première Guerre mondiale en 1915 par le fusilier Hans Leip, tandis qu’il montait la garde à la porte de sa caserne, à la veille de partir pour le front. Il pensait à ses deux amies, Lili et Marleen, et se sentait envahir par la nostalgie. C’est seulement en 1937 qu’un compositeur connu, Norbert Schultze, mettra son poème en musique. Une chanteuse connue sous le nom de Lale Andersen accepta de l’introduire dans son programme, mais il passa inaperçu. Et de même, deux ans plus tard, quand il fut enregistré par la maison de disque Electrola sous le titre "La chanson d’un jeune garde". L’Allemagne était alors en pleine ascension et ne connaissait pas encore la guerre. Le succès ne viendra qu’en 1941 quand l’officier allemand qui dirigeait Radio-Belgrade, à court de programmes, tombera par hasard sur le disque et le passera à la radio.


 


 

Très vite, arrivent des lettres enthousiastes. "Lili Marleen" devient une chanson à la mode et bientôt, c’est une vague qui emporte tout : on la fredonne sur tous les fronts, chaque front en compose même sa version particulière. De l’autre côté de la ligne de feu, on finit aussi par l’adopter. Plus tard la chanson sera traduite dans toutes les langues, même en japonais, même en yiddisch. Lale Andersen devient une star fêtée par tous, même par Hitler qui tient à la recevoir. Le docteur Goebbels seul déteste une chanson qu’il juge morbide et démoralisante. Il réussira à la faire interdire un moment quand la Gestapo saisira la correspondance échangée entre Lale Andersen et un dramaturge de Zurich d’origine israélite. La chanteuse, craignant une arrestation fera une tentative de suicide qui échouera, Radio-Londres annoncera sa mort. Du coup, on la tirera du lit pour la produire sur la scène, et on l’enverra ensuite dans une île de la mer du Nord.


 


 

Rainer Werner Fassbinder a repris le thème en le transformant quelque peu. Le début du film se situe à Zurich, peu avant la guerre et nous raconte les amours d’une petite chanteuse de souche allemande, Wilkie, et d’un musicien de talent d’origine israélite, issu de la grande bourgeoisie, Robert. Les parents, par prudence, et parce qu’ils ne veulent pas du mariage, s’arrangent - au cours d’un des voyages en Allemagne où Robert organise le départ des Juifs et de leur fortune - pour que Wilkie ne puisse rentrer en Suisse. La guerre survient, les deux amoureux sont séparés. Le succès de "Lili Marleen", d’un coup fait de Wilkie une grande star. C’est le moment aussi où le film de R.W. Fassbinder prend toute son originalité.


 


 

Est-ce un effet de l’homonymie due à la chanson, mais on sent planer l’ombre de Marlène Dietrich, la grande. Pourtant, Hanna Shygulla qui interprète Wilkie la chanteuse ne lui ressemble pas. Elle est très belle, mais son type de beauté ne rappelle pas celle, un peu sèche, de Marlène. Elle est pulpeuse, bien en chair, elle n’a rien d’une femme fatale. C’est une "bonne fille" qui, dans le film, ne sera pas spécialement heureuse en amour. Mais le style, tout ce qui est manières, habits, décors, environnement, concourt à lui donner ce caractère de star que Marlène Dietrich a incarné au plus haut point. Ce rappel, qui met l’accent sur le côté proprement spectacle du film, est très réussi.


 


 

Pour cette jeune femme, amie d’un Juif, devrait se poser une question : peut-on faire une carrière dans l’Allemagne nazie, fréquenter les grands personnages du régime, S.S., Gestapo compris ? Et en effet, Robert la lui posera, cette question, lors d’un voyage clandestin. Elle répondra simplement qu’elle chante, qu’elle ne connaît rien en dehors de ça. Ce qui fait dire à Hanna Shygulla, parlant de son personnage : "Lili Marleen" est devenue un mythe, un symbole d’un certain système, l’histoire d’une carrière, comment on est mangé par une mentalité politique. C’est devenu l’exemple de beaucoup de choses, de savoir et de ne pas vouloir savoir ce qui se passe. Donc c’est à la fois une femme allemande de cette époque et en même temps une femme exceptionnelle."


 


 

Rainer Werner Fassbinder est plus catégorique encore : "Pour moi, le thème principal de Lili Marleen était : A-t-on le droit de faire, pour survivre, dans un régime tel que le Troisième Reich, une carrière ? C’était peut-être déjà inscrit entre les lignes, mais finalement ça m’a donné la possibilité de raconter aussi ce morceau de l’histoire ou d’en faire mon histoire et c’est pourquoi j’ai dit oui. J’aurais préféré non, sincèrement."


 


 

C’est l’un des mérites du film de raconter ce "morceau de l’Histoire", de faire revivre aussi directement l’atmosphère du IIIe Reich, le monde des officiels, la délation organisée, et aussi la guerre, les bombardements. Hanna Shygulla a comme un recul devant la portée de ce qu’elle fait : "J’ai su tout de suite... que j’allais jouer à l’apprentie-sorcière. Sans doute parce que ce mythe est sans visage, et qu’à partir du moment où je lui donnerais le mien, les gens allaient forcément m’identifier à lui, donc que j’allais concrétiser un mythe nazi. Je savais aussi qu’on touchait au traumatisme allemand et que les horreurs nazies, bien que jamais montrées, seraient présentes"(1). Et c’est vrai qu’il y a dans ce film, malgré la discrétion par rapports aux événements, une formidable puissance d’évocation.


 


 

Des vues de guerre, de bombardements s’intercalent dans la chanson, vues rapides de cet enfer d’où la chanson a surgi. Une chansonnette sans grand caractère diront les connaisseurs. Mais peut-être à cause de cela, chacun pouvait y mettre ce qu’il avait dans l’âme ; la musique nostalgique faisait le reste, et plus encore peut-être la voix un peu rauque de la chanteuse. Si bien qu’à la fin c’est comme une lame de fond qui balaie tout, alliés et ennemis. R.W. Fassbinder fait admirablement sentir cette emprise dans une séquence où une foule de soldats écoutent "Lili Marleen". Arrive un officier supérieur qui vient faire une communication très importante. Il ne parvient pas à se faire entendre, ni à s’imposer. les hommes n’ayant d’yeux et d’oreilles que pour la chanteuse. Il doit disparaître, complètement submergé, orgueilleux représentant du plus orgueilleux des pouvoirs. John Steinbeck a dit un jour : "II serait amusant que la seule chose qui restât du monde nazi fut "Lili Marleen" !"


 


 

Tout cet ensemble complexe compose finalement un film d’une très grande beauté formelle, au contenu très riche et qui, pour une fois est accessible à tout public. Un film très allemand aussi qui, en même temps que Marlène, évoque le cinéma allemand de la grande époque. Allemand enfin en ce qu’il ne craint pas d’affronter ce que Hanna Shygulla appelle le traumatisme allemand, et le fait avec franchise et dignité.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°135, juin 1981

1. Cité par Caroline Batert, Le Matin, 15 avril 1981.


Lili Marleen. Réal : Rainer Werner Fassbinder ; sc : R.W.F., Manfred Puzner & Joshua Sinclair ; ph : Xaver Schwarzenberger & Michael Ballhaus ; mont : R.W.F. & Juliane Lorenz ; mu : Peer Raben ; déc : Rolf Zehetbauer ; cost : Barbara Baum. Int : Hanna Shygula, Giancarlo Giannini, Mel Ferrer, Karl-Heinz von Hassel, Erik Schumann, Hark Bohm, Gottfried John, Brigitte Mira, Peter Chatel, Willy Harlander, Karin Baal, Christine Kaufmann, Udo Kier, Roger Fritz, Adrian Hoven, Barbara Valentin, Helen Vita, Elisabeth Volkmann, Lilo Pempeit, Irm Hermann, Harry Baer, Alexander Allerson, Rainer Werner Fassbinder (RFA, 1981, 115 mn).



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