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Musiciens (les) (2024)
de Grégory Magne
publié le mercredi 7 mai 2025

par Patrice Bougon
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 7 mai 2025


 


Sans être un chef d’œuvre, Les Musiciens, le film de Grégory Magne, avec notamment Frédéric Pierrot, mérite une attention critique qui compense des jugements, rapides et peu fondés, d’une émission radiophonique à forte audience (1), qui évalue ainsi, avec une certaine condescendance : "un joli film", "un peu longuet", "c’est peut-être pas du Rappeneau, mais juste en-dessous", "concert un peu long". Film où il n’y aurait "pas de rythme", "pas travaillé au montage", "pas cadré", "pas un seul plan dans le film". À cette mise à mort d’un film "d’une forme aussi plate", il est juste d’opposer une brève analyse de l’esthétique et des enjeux de film, cette fois fondée sur des exemples précis.


 

Astrid Carlson (Valérie Donzelli) héritière d’un père milliardaire mélomane, veut mener à bien son projet inachevé : faire jouer sur des Stradivarius, une partition contemporaine par quatre musiciens célèbres en les réunissant dans un château pendant sept jours. Ce huis-clos va produire des tensions engendrées par le narcissisme de l’auto-proclamé premier violon Georges Massaro (Mathieu Spinosi) et l’incapacité de tous à communiquer, à s’accorder, à tous les sens du terme, d’autant plus que dans un quatuor, il n’y a pas de chef d’orchestre, et que le compositeur Charlie Beaumont (Fréderic Pierrot) refuse, du moins en un premier temps, de se joindre aux musiciens pour expliciter cette partition écrite trente ans auparavant, mais jamais jouée, que l’auteur (peu communicatif) prétend avoir presque oubliée.


 

L’intelligence du scénario, c’est de montrer, discrètement, la division de tous les personnages, les contradictions entre ce qu’ils disent et ce qu’ils désirent. Ainsi, Charlie Beaumont ayant fermement refusé tout dialogue avec Astrid Carlson venue le relancer, le spectateur est surpris (effet du montage bien pensé) de voir le compositeur dans sa voiture, écoutant un CD du premier violon, un peu dubitatif. Il comprend que le compositeur a quitté sa maison où il vit isolé dans la campagne pour venir aider cette formation à s’entendre, de sorte que le concert enregistré dans une petite église aura lieu avec succès, sublimant les tensions par un travail commun où l’écoute de l’autre est nécessaire pour triompher des conflits.


 

Ce film met en scène la notion de silence (travaillée avec talent, par Frédéric Pierrot qui incarna notamment le psychanalyste de la série En thérapie (2), et celle, symétrique, d’écoute de l’autre (une part du travail de tout psychanalyste). Le film montre aussi dans son dernier tiers, le plaisir du travail en commun qui fait écho, c’est le cas de le dire, à la communauté éphémère, le temps d’un film, entre un réalisateur et ses acteurs. Les Musiciens n’est donc en rien "une forme plate", encore faut-il être attentif aux détails et à certains enjeux qui dépassent ce que peut dire le résumé dont on voit cependant qu’il témoigne d’un travail sur l’ambiguïté et la contradiction, incitant le spectateur à avoir une part active.


 

Dès les premières secondes, ce qui frappe, c’est l’invention d’un cadrage très singulier, qui joue sur l’ambiguïté du visible puisque l’écran montre un espace sombre avec deux parties symétriques, un peu plus éclairées que le reste, séquence accompagnée d’un bruit énigmatique. Le spectateur se demande donc quel est ce lieu insituable mais aussi quelle est l’origine du bruit qui accompagne cette première séquence. Par le biais d’un travail du montage subtil, le plan suivant, montre que cet espace non identifiable se révèle celui de l’intérieur d’un violon. Premières secondes, emblématiques de l’art de la composition de certains plans, qui est aussi à l’œuvre, par exemple dans la séquence où Astrid Carlson va voir le compositeur travaillant dans sa maison qui apparaît coupée du monde, tout comme ce musicien, de la communication orale.


 

Frédéric Pierrot, excellent comédien, joue constamment en retrait de toute expressivité, et sur des temps de silence, produisant ainsi une aura de mystère quant à ses sentiments et sa pensée. Lorsqu’il ouvre (très peu) la porte-fenêtre de son bureau, pour répondre à la requête de l’héritière, il ne sort pas pour la rejoindre dans le pré mais reste dans son bureau vitré, et referme assez vite pour, dit-il continuer son travail sur une œuvre actuelle bien loin de celle qu’il affirme avoir presque oubliée, restée dans un tiroir pendant des dizaines d’années. D’une certaine façon, cette partition n’a jamais vu le jour, enfant mort-né car jamais jouée par un quatuor.


 

La notion de paternité, à tous les sens du terme, est un des enjeux du film, ignorée par la critique, ce film problématise subtilement le rapport entre le créateur de l’œuvre et l’incarnation de celle-ci par l’interprétation singulière des musiciens. Il s’agit de montrer sur un écran le passage entre des notes abstraites, écrites sur du papier et sa concrétisation dans le jeu, ou plutôt, dans l’interprétation, au double sens du mot, des musiciens. L’auteur peut alors se sentir dépossédé de son "enfant", comme adopté par les musiciens. Nous avons affaire à une réflexion qui vaut aussi pour l’auteur d’une pièce de théâtre. Pensons aux Lettres à Roger Blin (1966) que Jean Genet, adresse au metteur en scène des Paravents, modifiant, au fil des répétitions, certains passages de sa pièce et de ses didascalies. Tout comme Jean Genet, Charlie Beaumont, d’abord réticent est, à la fois heureux et toujours insatisfait, pas seulement de ses interprètes mais aussi de sa partition dont il entend les défauts, il est alors tenté de réécrire interminablement ce qu’il faut décider, à un moment donné, en se faisant alors violence, de laisser tel quel. Décider d’achever l’œuvre (avant que celle-ci achève l’auteur) est un acte difficile qui vaut pour la partition, mais aussi pour l’écriture. Quand finir un poème, un roman ? et, bien sûr, pour tout film, combien de prises, de montages avant de livrer le film qualifié alors de "terminé" ?


 

La paternité de l’œuvre, dans Les Musiciens, est problématisée, à plusieurs niveaux, puisque dans ce film, il n’y a ni couple, ni enfant. Le seul couple existant est celui, brisé depuis des années, entre la violoncelliste Lise Carvalho (Marie Vialle) et le second violon Peter Nicolescu (Daniel Garlitsky) qui, ce n’est évidemment pas insignifiant, est en train de devenir aveugle. Celui qui est aveugle, entend mieux et sait plus que les autres, la mythologie grecque en fournit des exemples. L’absence d’enfant et d’histoire d’amour est une manière indirecte de montrer en quoi l’accès au niveau d’interprète mondialement reconnu, nécessite un sacrifice au niveau de la vie privée ce qui explique la violence dont est l’objet Apolline de Castro (Emma Ravier), jeune femme très douée qui n’a pas subi la sévère discipline des grands conservatoires, ni celle qui semble nécessaire pour gagner des concours. La relation stéréotypée entre excellence et souffrance est donc ainsi mise en question, on peut aussi penser à l’analogie avec les rapports entre un réalisateur tyrannique et ses acteurs brutalisés qui aboutissent, malgré tout, à un chef d’œuvre. François Truffaut, lorsqu’il était critique évoque le cas Clouzot, mais bien d’autres noms sont aussi connus dans l’histoire du cinéma : Fritz Lang, Otto Preminger, Robert Bresson.


 

Avant de conclure cette lecture qui voulait rendre hommage à ce film, signalons que Les Musiciens nous incite à une réflexion sur le rythme, non seulement grâce à la musique du film de Grégoire Hetzel qui s’adapte ou, à l’inverse, programme ce qui se voit sur l’écran, mais aussi grâce à la ponctuation singulière des silences, partie intégrante de la musique, et de la parole travaillée par l’art du comédien Frédéric Pierrot. Voix lente, basse, réfléchie, ponctuée de silences qui témoigne de la qualité de l’attention à l’autre, accompagnée d’une manière de le regarder qui se substitue, en partie, aux phrases qui, parfois, altèrent la relation à l’interlocuteur. Ce film suggère que l’affect généré par la musique produit une communication au plus intime sans le détour des mots, plaisir d’un travail commun, sublimation artistique du quatuor analogue à celui du réalisateur Grégory Magne avec ses comédiens d’autant plus que tous pratiquent la musique, à un niveau plus ou moins professionnel, c’est le cas de Daniel Garlitsky.


 

Pour s’opposer à une vision trop superficielle de ce film, il convient donc d’en percevoir "l’âme", non immédiatement visible, le Trésor de la langue française nous y convie puisque ce terme fait signe vers certains instruments de musique : "l’âme d’un instrument à cordes. Petite pièce de bois interposée dans le corps de l’instrument, entre la table et le fond, les maintenant à la bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l’uniformité des vibrations. L’âme d’un violon, d’une contrebasse, d’un violoncelle".

Patrice Bougon
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Le Masque et la plume" du 11 mai 2025, avec Christophe Bourseiller, Florence Colombani, Pierre Murat, Murielle Joudet.

2. "En thérapie", Jeune Cinéma n°408, mai 2021.
Cette série télévisée de Éric Toledano & Olivier Nakache, diffusée sur Arte (2021-2022) est une libre adaptation de la série israélienne BeTipul créée par Hagai Levi, (2005-2008) et de son adaptation américaine, In Treatment, de Rodrigo García (2008-2010) avec Gabriel Byrne.


Les Musiciens. Réal : Grégory Magne ; sc : G.M. & Haroun ; ph : Pierre Cottereau ; mont : Béatrice Herminie ; mu : Grégoire Hetzel & Daniel Garlitsky ; déc : Valérie Faynot ; cost : Bénédicte Mouret-Cherqui. Int : Frédéric Pierrot, Valérie Donzelli, Marie Vialle, Daniel Garlitsky, Mathieu Spinosi, Emma Ravier, Marie Vialle, Valentin Pradier, Nicolas Bridet, François Ettori, Grégory Montel (France, 2024, 102 mn).



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