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Chagrin et la Pitié (le) (1969)
de Marcel Ophuls
publié le vendredi 4 juin 2021

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°54, avril 1971

Nomination à l’Oscar du meilleur film documentaire en 1972
Prix BAFTA 1972 Meilleur programme télévisé étranger

Sortie le mercredi 14 avril 1971


 


Le cinéma-enquête n’est certes plus une nouveauté, mais il ne s’est jamais encore attaqué à un sujet aussi vaste : rien de moins que la France sous l’Occupation allemande. C’est-à-dire une réalité très complexe dans un pays - et dans un monde - en pleine mutation, avec de multiples facettes. Faire revivre ce monde, le présenter de façon intelligente et sensible à ceux qui ne l’ont pas connu, ce n’est pas une mince entreprise. Ajouter à cela qu’il s’agit d’événements datant en moyenne d’une trentaine d’années, d’où une nouvelle difficulté : choix plus restreint des témoins, valeurs plus discutables des témoignages.


 

Le thème c’est en principe la chronique d’une ville française sous l’Occupation, Clermont-Ferrand en l’occurence. En fait il s’agissait de faire comprendre ce que fut la vie de la France dans ces années-là, le sujet devait donc être élargi. Mais il était bon de prendre racine dans un endroit précis. Clermont fut un centre important de résistance, les maquis d’Auvergne étaient proches, proches aussi Vichy, et réelle l’implantation pétainiste. C’était donc un bon point de départ pour s’élever à l’appréhension de la Résistance, du pétainisme, de la collaboration. Sur place, on pouvait trouver bon nombre de témoins intéressants, quitte à en chercher aussi ailleurs, jusqu’en Allemagne parmi les soldats et officiers ayant fait partie des troupes d’occupation de la région.


 

Le choix des témoins, la manière dont ils sont utilisés, sont très révélateurs quant au soin et à l’intelligence qui ont présidé à ce travail. Il y en a bien une bonne trentaine de ces témoins, d’importance et de valeur très inégales. Certains semblent choisis en raison du rôle qu’ils ont joué, ou simplement parce qu’ils ont été mêlés de près aux événements politiques. Tels Antony Eden, Jacques Duclos, le comte de Chambrun (gendre de Pierre Laval), Georges Bidault, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, etc. Parmi eux, la place la plus importante est tenue par Pierre Mendès-France, pour ce qui concerne la "drôle de guerre", la débâcle, l’effondrement de la République et la montée au pouvoir de Pétain, le procès fait à Pierre Mendès-France lui-même, son évasion, Londres, les FFL. Donc un témoignage particulièrement riche. Mais encore beaucoup plus : une réflexion, des jugements émanant d’un homme qui fut au cœur des événements, mais avec un recul de trente ans. Au cours de conversations détendues, dans un langage simple et familier, mais dont chaque mot porte.


 

Puis les témoins obscurs, de tous milieux sociaux : Français tout-venants, résistants ou collabos, Allemands plus ou moins ou pas du tout nazis. Des riches, des pauvres.
Témoignages inégaux aussi : certains se poursuivent tout au long du film, d’autres appa-raissent seulement dans un moment intéressant. Car la structure du film est très complexe, et il le faut pour rendre compte d’une réalité qui l’est encore bien plus. Il y a le mélange de témoignages et de documents. Beaucoup des témoignages sont interrompus. On retrouve ainsi les mêmes personnages, dont la personnalité se dessine peu à peu : les thèmes d’entretien sont liés à la chronologie des événements, mais la plupart n’apparaissent qu’une ou deux ou trois fois. L’important, c’est que cette structure permet de passer sans cesse du général au particulier. Chaque événement politique se répercute au niveau de l’individu, par ses incidences sur sa vie quotidienne, sur sa prise de conscience politique, sur ses réactions. Par là le film échappe à l’abstraction du récit historique, sensible même dans les films de montage. Il est concret, fait ressentir que toute collectivité est bien composée d’individus. C’est la vraie histoire, celle qui se joue au niveau de la vie et de la conscience de chacun. Un essai d’histoire totale. Les réactions des gens face à l’événement sont rarement simples, elles sont parfois contradictoires. Parfois même on enregistre des déclarations visiblement mensongères. Tout cela, en fait, sonne très authentique. Qui a connu cette période retrouve dans son souvenir les mêmes raisonnements, les mêmes réflexions, on dirait presque les mêmes expressions de visage. La variété des témoignages est une incitation à réfléchir, à confronter, à approfondir chacun d’eux, à se rappeler le moindre signe traduisant les nuances de la pensée des uns et des autres. Avec toute sa masse d’informations ce film trouve encore le moyen de suggérer plus encore qu’il n’expose. On demeure confondu par cet approfondissement de la connaissance, de la compréhension qu’il nous apporte, ou mieux, qu’il nous incite à rechercher.


 

Certains témoins se détachent avec une particulière netteté, bien que fortement individualisés, ils sont assez représentatifs. Louis Grave, paysan auvergnat, socialiste résistant. Il n’entre vraiment dans la guerre qu’après la débâcle. "Est-ce qu’on sait pourquoi on se bat ? C’est après, quand ils nous ont fait du mal..." Content d’aller boire un coup dans sa cave, et de rappeler ce qui s’y est alors passé. Déporté. Distingue les "schupos" (1) des SS, ne leur veut pas de mal. Il sait qui l’a dénoncé, mais il n’a pas de preuves et ne semble pas en chercher. Reconnaît en riant que s’il avait fait du marché noir plutôt que de résister, il serait sûrement mieux considéré : chacun lui tirerait son chapeau. Une ironie souriante qui cache les convictions profondes d’un homme sans illusions, et qui ne veut surtout pas avoir l’air de se prendre trop au sérieux.
Helmut Tausend, capitaine en retraite de la Wehrmacht, pour l’heure en train de marier sa fille et de porter un toast à la paix. C’est un homme plein d’assurance, bien installé dans la vie. Pendant l’occupation, à Clermont-Ferrand, il garde bon souvenir de l’accueil des Français. "Ils ne faisaient aucune différence entre les Français et les Allemands". Il n’est pas au courant des arrestations, des déportations. Ce n’était pas son secteur. La Gestapo, bien sûr... Elle était là pour nous protéger. Devait être au moins favorable au nazisme ,et sans doute beaucoup plus à en juger par le visage angoissé de sa femme lorsqu’il aborde les sujets brûlants. Christian de la Mazière, Waffen SS dans la division Charlemagne. Expose son cas avec une certaine complaisance, mais non sans intelligence (venant de lui, ou des questions posées ?) les mêmes mots reviennent comme un leitmotiv "Dans mon milieu..." "Pour des gens comme nous...". Il aurait pu passer à Londres, mais il a préféré suivre les conseils de son père, officier de carrière qui n’approuve pas les "rebelles". Personnage passionnant pour comprendre l’extrême-droite collaboratrice.


 

Les personnages secondaires sont aussi fortement caractérisés, ils ne manquent pas de saveur. Pétain apparaît pourtant assez largement, mais la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a... C’est l’image d’un vieux monsieur distingué, un symbole lui aussi. Il est même assez minable dans cette visite d’école où, assis à la place de l’instituteur, il débite quelques phrases sur un ton qui rappelle fort les "récitations" des écoliers qui sont devant lui. Pierre Laval apparaît par l’intermédiaire de son gendre : il ne semble pas y gagner. Le colonel Gaspard est décevant, et presque autant Marcel Fouché-Degliame. Les Anglais sont "comme il faut", en eux-mêmes et tels qu’ils sont montrés. Plus de sel, heureusement, dans l’entretien avec Emmanuel d’Astier de la Viguerie, pris juste quinze jours avant sa mort, qui défend avec esprit des positions qui ne sont plus tout à fait celles qu’il tenait en 1944 : des documents de l’époque le rappellent fort opportunément. Le cadre dans lequel se déroulent les entretiens est choisi avec beaucoup de soin. En général dans le milieu naturel des personnages : Louis Grave parle dans sa ferme, à la cave parfois, ou dehors devant un paysage de montagnes calmes si caractéristique de l’Auvergne. Helmut Tausend apparaît au milieu d’une fête de famille, dans une petite ville paisible, dans une atmosphère très gemültlich, Georges Lamirand, ex-ministre de la jeunesse de Pétain, maintenant maire de La Bourboule, reçoit les reporters dans une grande salle de la mairie, assis devant une longue table. Ses paroles tiennent cependant moins du discours que de la conversation de salon. Il décrit avec force détails comment il fut appelé au pouvoir. Retour au document : un Lamirand, qui se veut d’allure très militaire, mais un militaire de caricature passe en revue des jeunes qui se donnent une expression résolue, disciplinée... Georges Bidault, un Bidault alourdi, est traité avec plus de malice encore : il tient conférence dans une vaste salle en amphithéâtre. Sur les gradins vides, on compterait les auditeurs sur les doigts d’une seule main. Mais la grande trouvaille en ce qui concerne le décor, c’est le choix du château de Sigmaringen, ultime refuge de la collaboration française, comme lieu de la dernière conversation avec Christian de la Mazière. Elle porte sur l’effondrement de "l’Ordre nouveau", du grand Reich qui se voulait millénaire. Le cadre de ce château médiéval, ses décors baroques conviennent admirablement à ce crépuscule des dieux. C’est là que tombèrent ses dernières illusions, lorsque ni Pétain ni Pierre Laval même n’acceptèrent de le recevoir, lui et quelques autres paumés de la L.V.F.


 

Si nous considérons maintenant l’utilisation du document, elle est aussi très remarquable. Il n’est jamais traité comme une illustration, il signifie par lui-même. Grand usage est fait des affiches. Il y en avait beaucoup à l’époque, elles donnent fort bien la tonalité politique, le style de la propagande vichyste et de celle des nazis. De leur chasse aux documents inédits les auteurs ont rapporté des vues peu connues et souvent fort intéressantes. On apprécie particulièrement l’usage des actualités allemandes montrant les prisonniers français : des hommes de couleur, des Nord-Africains, histoire de trouver la dégénérescence de la "race" française. Et ces noirs que l’on fait danser comme chez eux, mais une danse qui n’a pas été prévue avec cet uniforme français qui la rend parfaitement grotesque. Il faudrait retenir aussi la visite de Paris du Führer : Hitler se promène dans un Paris désert, dans la grisaille de l’aube, Hitler sortant de la Madeleine, Hitler place de la Concorde ou place de l’Étoile. Touriste consciencieux mais sans imagination. Idée heureuse aussi la projection des séquence du Juif Suss, (2) en particulier la dernière qui montre le châtiment très spectaculaire de cet ennemi répugnant du bon peuple allemand.


 

Document et enquête ne sont pas séparés. On passe fréquemment de l’un à l’autre. Le document corrige parfois avec bonheur le témoignage. Il l’anime toujours, parfois le précise, le fixe. Témoignages et documents s’épaulent, se renforcent mutuellement. L’ensemble y gagne une très forte unité, et cela était nécessaire pour rendre vie à l’époque. Rendre vie à l’époque, c’est aussi la retrouver dans son intégralité, même avec ce qu’on a voulu oublier. D’abord, l’indifférence de la grande majorité. Les résistants ne furent qu’une poignée. Quand on demande à Marcel Verdier, résistant, qu’elle fut la préoccupation dominante des Français d’alors, la réponse fuse, immédiate : "manger". Et d’expliquer que c’est même pour ça que son fils, élevé pendant cette période, est presque un géant, "on avait tellement peur qu’il ne mange pas assez". La bonne société surtout se distingue dans ce domaine. Les dames d’œuvres qui égayaient les ciments de la ligne Maginot par des plantations de rosiers, ont retrouvé très tôt après l’exode le chemin des courses de Longchamp, tandis que Maxim’s était surpeuplé. En ces années sombres, la "vie parisienne" fut particulièrement brillante. Tout cela symbolisé par les chansons de Maurice Chevalier, ce dernier vestige déjà en son temps de la Belle époque, pas encore submergé par la rigueur des temps nouveaux.


 

L’existence bien réelle des collaborateurs, et en même temps la participation des Français à des actes d’antisémitisme. Collaboration particulièrement grave de la police. Ses responsabilités dans les horreurs du Vel’ d’Hiv’. Démystification aussi dans une certaine mesure de la Résistance, sa responsabilité dans les exécutions sommaires, les actes de répression souvent contestables du mois qui suivit la Libération. Tout cela n’est pas agréable à voir, à entendre. On avait fini par se convaincre que tous les Français avaient été résistants... ou presque. Ce côté démystificateur est un des grands mérites de ce film. Il le classe intellectuellement, moralement aussi. C’est d’ailleurs pour cela semble-t-il que la télévision française s’est tenue à l’écart. Le peuple a besoin de mythes, dit-on... Pour qui pense qu’affronter la vérité doit être la base de tout travail historique, comme de tout engagement politique, ce film est un grand film. Mais il l’est plus encore parce que cette analyse politique si aiguë, si rigoureuse n’est jamais abstraite, qu’elle n’est jamais séparée des hommes, des hommes en chair et en os, et qui s’expliquent. Nous suivons les personnages, même les plus contestables, et nous les comprenons. Il n’en résulte pas pour autant cette complaisance veule qui aboutit à tout mettre dans le même sac, tout justifier. Au contraire. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si le titre un peu insolite du film est tiré d’une réflexion du résistant Marcel Verdier : "Il y avait avant tout, pendant toute cette période, deux sentiments que j’éprouvais : le chagrin... et la pitié".

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°54, avril 1971

* Cf. aussi "Entretien avec Marcel Ophuls", Jeune Cinéma n°55, mai 1971

1. La Schutzpolizei ("police de protection") était chargée de la sécurité publique dans les villes allemandes.

2. Juif Suss, de Veit Harlan (1940).


Le Chagrin et la Pitié. Chronique d’une ville française sous l’Occupation. Réal : Marcel Ophuls ; sc : M.O., André Harris & Alain de Sédouy ; ph : André Gazut & Jürgen Thieme ; mont : Claude Vajda.
Avec Georges Bidault, Matthäus Bleibinger, Charles Braun, le colonel Maurice Buckmaster, Émile Coulaudon, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, René de Chambrun, Christian de La Mazière, Jacques Duclos, le colonel Raymond Sarton du Jonchay, Anthony Eden, le sergent Evans, Marcel Fouche-Degliame, Raphaël Géminiani, Alexis Grave, Louis Grave, André Harris, Marius Klein, Georges Lamirand, Pierre Le Calvez, Monsieur Leiris, Claude Lévy, Pierre Mendès-France, le commandant Menut, Elmar Michel, Monsieur Mioche, Marcel Ophüls, Denis Rake, Maître Henri Rochat, Paul-Otto Schmidt, Solange Azan, Edward Spears, Helmuth Tausend, Roger Tounzé, Marcel Verdier, Walter Warlimont (France, 1969, 251 mn). Documentaire.



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