par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2023
Sortie le mercredi 4 juin 2025
Empruntant le titre de l’ouvrage de Roland Barthes, paru en 1977, en changeant simplement le mot discours par le mot parcours, Fragments d’un parcours amoureux de Chloé Barreau dresse un portrait vif, léger et intense de ses rencontres amoureuses vécues à l’adolescence, entre Paris et Rome. Ce documentaire est fabriqué à partir de nombreux filmages et tirages photographiques en noir & blanc réalisés durant ses jeunes années, montés avec une douzaine de témoignages actuels d’amoureux du passé, filmés en couleur. Construit un peu à la manière des contes moraux de Éric Rohmer, le film s’amplifie, se transforme et parfois se contredit selon le déroulé narratif.
Car deux temps s’entremêlent. Celui de la vie amoureuse, avec extraits de films et photos souvent très belles, puis celui du questionnement des douze personnes interviewées. C’est par ce dispositif en deux temps que la proposition de Chloé Barreau est très intéressante et s’approche de la pensée de Roland Barthes : "L’amoureux se définit par son discours". En effet, le temps du questionnement, restitué par les témoignages, offre le discours amoureux que n’offre pas le temps de la vie amoureuse. Celle-ci se développe, vit sa vie, libre, rebelle et curieuse. En revanche, le temps du questionnement place d’emblée et de façon radicale un face-à-face entre la réalisatrice et son sujet. Un sujet qui, heureux a priori, se voile de gravité, ou en tout cas d’une certaine profondeur de sentiments capable de blesser un / une partenaire, voire de se blesser soi-même. Le montage d’une extrême vivacité, serré et dense, empêche toutes formes de réflexion du spectateur, très vite emporté par la succession des rencontres et le tourbillon d’événements aux durées variables.
En 1971, son premier film, La Faute à mon père, le scandale de l’abbé Barreau, relatait l’histoire d’amour de ses parents. Elle dira : "J’ai toujours su que j’étais la fille d’un curé défroqué, mais je préférais me prétendre la fille d’un amour interdit, un amour qui fit scandale au début des années soixante-dix, entre un prêtre et une infirmière". Chloé Barreau aime se confronter aux situations hors normes, celles dont l’existence passe par l’inconnu, le mystère, voire le secret. Dans Fragments d’un parcours amoureux, elle exprime peu d’elle-même, ses partenaires parlent à sa place, à tel point qu’elle n’avoue pas non plus à ses nouvelles rencontres féminines, sa préférence pour les femmes.
Chloé Barreau revendique ce dispositif, filmer / monter, qui se joue du temps, mêlant l’avant à l’après avec le même plaisir et surtout la même harmonie. Ce parcours amoureux est-il alors traversé par une forme d’indiscipline, de désobéissance et / ou d’opposition sociale ? Au moment du montage, l’esprit singulier et provocant de l’artiste Sophie Calle l’inspire. Elle agit comme elle, elle décide que sa vie amoureuse est son sujet cinématographique, non plus en réalisatrice, mais en artiste consciente d’avoir réalisé un acte artistique. Fragments d’un parcours amoureux dévoile la persistance d’un projet personnel, mené sur presque trente ans, non dénué toutefois d’un certain narcissisme, à cinématographier le visage des êtres qu’elle a pu bouleverser, le visage de ceux et celles qui l’ont aimée.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
Fragments d’un parcours amoureux (Fragmenti di un percorso amoroso). Réal : Chloé Barreau ; sc : C.B., Marcos Perez & Giulia Sbernini ; ph : Andres Arce Maldonado ; mont : Marina de Pedro ; mu : Andrea Moscianese. Int : Rebecca Zlotowski, Anna Mouglalis, Anne Berest, Jeanne Rosa (Italie, 2023, 95 mn).