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Ophuls, Marcel (1927-2025) (e) II
Entretien avec Ginette Gervais-Delmas & Andrée Tournès
publié le jeudi 7 juin 2018

Rencontre avec Marcel Ophuls (1988)
À propos de Hôtel Terminus
Jeune Cinéma n°190, septembre-octobre 1988


 


Le film Hôtel Terminus est sous-titré Klaus Barbie, sa vie et son temps.
Il a été sélectionné au festival de Cannes 1988, section Un certain regard, puis à la Berlinale 1989, où il a reçu le Prix du Meilleur documentaire, remis par Edward James Olmos et Max von Sydow.
Il a enfin reçu l’Oscars 1989 du meilleur film documentaire.


 


Jeune Cinéma : Vous avez tourné en Amérique, par choix ou par contrainte ?

Marcel Ophuls : Mon père disait : "Moi j’aime vivre là où on me donne du travail ". Roman Polanski disait qu’il aimait vivre et travailler aux USA. Moi, je n’ai pas sa liberté et si la télévision française me fait une offre intéressante, j’accepte. Mais si on peut arriver au top niveau, celui qui permet de garder sa liberté vis-à-vis des commanditaires, de rester maître du final-cut, tourner aux USA donne de grandes possibilités. C’est ce qu’avait senti mon père au moment de Lettre d’une inconnue (1). Les moyens mis à disposition par leur esprit pragmatique, leur sens du concret, font des Américains de grands cinéastes. Ce n’est pas seu-lement leur richesse qui les rend dominants. Cela a beaucoup joué pour des gens comme Fritz Lang, les cinéastes venus en France et qui ont ensuite émigré en Amérique. Cette attirance que les cinéastes du monde entier éprouvent quelquefois pour Hollywood n’a rien à faire avec Beverly Hill, les piscines ou les Oscars, cela a affaire avec ce qu’on sent dans les westerns traditionnels, ceux de Howard Hawks, avec ce que l’on appelle l’esprit des pionniers, les petits tailleurs juifs, Frank Capra et les autodidactes, une tradition qui n’est pas tout à fait morte.
Pour revenir à votre question, il y a des raisons politiques. C’est vrai que Klaus Barbie est compromettant et salissant pour tout le monde. Lancer l’homme du Chagrin et la Pitié (2) sur les traces de Klaus Barbie était une idée qui avait excité les commanditaires américains, de gauche ou pas, juifs ou non, ils voulaient le démasquer et me mettre sur ce coup-là. Ce n’était pas le cas des directeurs de chaînes françaises que des commanditaires éventuels comme les Siritski avaient contactés. C’est peut-être de vieilles rancœurs datant de l’interdiction d’autrefois. Ceux qui n’ont pas la conscience tranquille en veulent à leur victime... Simone Weil était à Cannes et assistait au film. Quand apparut Claude Dal, elle s’est levée et est partie. Dieu sait si ce qu’il dit ne me représente pas mais quand il accuse la Résistance de former un bloc, disant que tous les résistants se tiennent entre eux au-delà de leur appartenance politique, il a raison. Simone Weil a toujours été hostile au procès Barbie et a dit publiquement que c’était une opération publicitaire de la gauche, un coup de Robert Badinter et de ses amis.
Sans doute avait-elle peur des références paponesques, car, depuis, elle a siégé avec Maurice Papon. Elle aurait préféré que le procès soit un procès symbole. Mais moi, ma réponse c’est : "Madame, les procès-symboles, on n’est pas à Moscou, on n’a rien à en foutre. Badinter a raison, c’est un procès de droit commun et d’en avoir fait un symbole aurait justifié qu’on casse le jugement !"
Pourquoi donc un film américain ? et d’abord pourquoi pas allemand ? Vous ne me posez pas la question maisje vais vous donner la réponse. J’ai des amis dans les chaînes allemandes, des grands antinazis qui ont fait beaucoup pour ce qu’on appelle là-bas Vergangenheit Verwaltigung (la prise de conscience du passé), des gens proches de Gunther Grass, qui ont défendu le jeune cinéma allemand. Je suis allé voir un de ses responsables, j’ai exposé mes projets, parlé d’un financement possible et demandé un accord de co-production. Il m’a dit texto : "Seulement si vous amenez la télévision française". Pourquoi ? "Parce que c’est un scandale français !" C’est que la propagande de Jacques Vergès a un retentissement énorme en Allemagne comme ailleurs. J’ai trouvé cet argument tellement scandaleux que je m’en suis servi pour décider mes commanditaires : les Allemands voudraient bien dénaturaliser Klaus Barbie, oublier qu’il est l’exemple type et classique du bourreau nazi, qu’il est né à Trèves, qu’il a été à l’école des SS, qu’il a connu Adolf Eichman. Il ne s’agit pas de tout faire endosser au contre-espionnage américain, l’underground nazi était complice et si les Américains ont pu protéger Klaus Barbie, c’est que des villes allemandes entières protégeaient les ex-nazis.
Je sortais donc de cette histoire des commanditaires allemands et je me disais : "Avant de se pencher sur Caluire, sur Izieux, parallèlement à l’enquête sur les réseaux américains et l’Amérique du Sud, il faut faire revivre cette alliance anti-communiste entre les Nazis de l’après guerre et ces personnages comme John McCloy et la haute administration américaine, pénétrer dans le bureau Peterson, retrouver les noms et les adresses" Ça ci été le côté le plus difficile de l’enquête. Ça et bien sûr le mystère autour de Caluire et de Jean Moulin qui, le procès terminé, reste entier.


 

J.C. : Pas si mystérieux que ça !

M.O. : Mais si ! je ne suis pas d’accord avec vous ! Si Jacques Vergès s’est soit disant dégonflé, si Klaus Barbie reste un tortionnaire, un menteur et un mythomane, il n’en est pas moins vrai que les difficultés viennent aussi des réticences françaises. On retrouve toujours les mêmes gens : Henri Noguères, Claude Bourdet, les jurys d’honneur à propos des affaires Dal ou Manouchian ; si, Missak Manouchian, il faut en parler, la veuve Manouchian, les petits tailleurs juifs, cela fait partie de la mémoire. On interroge les témoins, quels que soient les doutes que cela peut provoquer. Cette solidarité entre résistants dont parle Dal, le pestiféré de l’Algérie française, l’interdit des jurys d’honneur, et qui a fait se lever Simone Weil outrée, s’explique mais en partie seulement parce que la Résistance était une grande aventure héroïque et a créé des liens d’amitié. C’est naturel et positif mais il y a aussi quelque chose de plus ambigu, qui a à voir avec une image simplifiée du rôle de grands résistants médaillés, une image à donner au bon peuple, un côté De Gaulle - PC, et dont les ambitions personnelles ne sont pas exemptes. Voyez l’histoire de Alexandre de Marrenches et le scandale déclenché par deux phrases du rapport. Il a dit et on l’a traité de rigolo, d’agent de la CIA, de satyre... "Il y avait dans les noms qui étaient à la Gestapo des personnalités françaises importantes, des emmédaillés...".
Revenons à Caluire. René Hardy est mort. Je ne suis ni journaliste, ni historien ni juge, je ne marche que sur une conviction intime : René Hardy est coupable - de trahison sans doute en tous cas, de mensonges - mais aussi bouc émissaire. Cet homme avait un très grand talent, il a écrit des romans remarquables, il a travaillé avec Nicholas Ray sur Amère Victoire (1957), il a publié Derniers Mots (1984), un livre plus vivant, plus documenté que ceux que d’autres ont écrit pour le réfuter, et cela sur son grabat, alcoolique, dans la misère, un type remarquable mais anti-communiste fanatique qui rend le parti responsable de tous ses malheurs. La question donc sur Caluire reste posée : si Jean Moulin a été trahi pour des raisons politiques, est-ce que Klaus Barbie connaissait la vérité ? Les raisons politiques, on les connaît : les raisons qu’il pourrait avoir eu entre Berne et Allen Dulles et les services américains qui travaillaient contre De Gaulle, pour François Darlan et Henri Giraud. Ce sont les mêmes qu’on retrouve après la guerre, les frères Dulles, John McCloy, Audie Murphy, Wall Street, la droite de l’administration américaine, ce sont des avocats qui représentaient avant guerre les cartels allemands. Ce sont eux qui ont mis fin au procès de Nuremberg, qui ont relâché leurs anciens clients Friedrich Karl Flick, IG Farben et Alfried Krupp. Ce sont ceux qui ont protégé Klaus Barbie.
Et je pose la question en ce qui concerne la France ? Il y a eu des liens entre John Foster Dulles et Karl Wolff, des contacts avec Otto Skorseny et Heinrich Himmler, Wilhelm Canaris bien sûr, l’Abwehr bien sûr, mais aussi la Gestapo. Et dès 1943. Alors la France, et la Résistance, serait le seul pays miraculeusement épargné par tout ça, encore une fois le nuage de Tchernobyl ? Klaus Barbie n’était pas un sous-fifre, il s’est occupé non seulement du menu fretin de la Résistance et de la déportation des familles juives, mais il s’est occupé - sur ordre - de Habib Bourguiba en Afrique du Nord, c’est lui qui a envoyé François Poncet dans un château au Tyrol, après avoir négocié avec lui. Alors, si la trahison de Caluire avait selon toute probabilité des motifs politiques, la question reste posée : Est-ce que oui ou non il est intéressant de savoir si Klaus Barbie connaît la vérité ? Est-ce qu’il n’est pas probable qu’il la connaît ? La question n’a pas été posée pendant le procès, mais pour des historiens, des journalistes et des cinéastes la question reste posée. Il est hautement probable que sur Caluire, Klaus Barbie connaîssait la vérité. Le mystère reste. Pas sur les Lucie et Raymond Aubrac, Jacques Vergés et Dal, pour des raisons qui leur sont propres, voulaient salir le maximum de grands résistants. Mais quand même ! Raymond Aubrac a été arrêté deux fois et les circonstances de sa première libération sont plus ambiguës qu’on ne veut le laisser croire au bon peuple. Il y a eu de l’argent passé à Klaus Barbie. Bon ça ne veut pas dire que Raymond Aubrac est un traître, mais qu’on préfère les versions simplistes. Après la remise en liberté de René Hardy, il y a toute la question : que savait Pierre de Bénouville ? Que savaient les camarades de combat sur l’emploi du temps de René Hardy  ? Et comment se fait-il que même au deuxième procès, quand toute la France était convaincue de la culpabilité de René Hardy, un grand résistant de droite témoigne pour défendre son camarade. Il ne faut pas raconter trop de contes de fées aux enfants. René Hardy est mort dans la misère mais protégé. Il a été mis au vert, acquitté deux fois, et la deuxième fois l’acquittement a été très improbable. Si je n’ai aucun regret de n’avoir pas pu interviewer Klaus Barbie, par contre je regrette infiniment de n’avoir pas pu voir René Hardy. Moi, j’avais par Nicolas Ray des possibilités d’approche que d’autres n’avaient pas. J’ai été empêché à l’intérieur de la production par des raisons politiques.


 

J.C. : Vous l’enfoncez, René Hardy, dans le film.

M.O. : Oui ! Parce que c’est ma conviction, il a trahi pour ses raisons à lui, des convictions qui lui étaient propres, il le dit dans l’interview que m’a envoyé Ladislas de Hoyos, parce qu’il savait que TF1 ne l’aurait pas laissé passer et que moi, avec ma production américaine, je pouvais. C’est le moment où René Hardy marmonne, entouré de mégots : "On voulait un peu bloquer les communistes après la guerre". C’est la clef de Caluire, c’est la clef de la protection dont a bénéficié Klaus Barbie.

J.C. : Par anticommunisme...

M.O. : Et par antigaullisme, parce qu’à ce moment, les intérêt de de Gaulle et des communistes se rejoignaient pour lutter en Afrique du Nord contre la politique des Dulles.
On a trop parlé de Caluire parce que Jean Moulin était à l’origine de la célébrité de Klaus Barbie, mais en fait, le grand miracle de l’évolution du procès, c’est qu’on a commencé sur Caluire et terminé sur Izieux.. Une évolution de la mentalité française où on a crevé un abcès de plus par rapport au Chagrin et la Pitié, une évolution douloureuse et belle. S’apercevoir que ce sont les innocents et les apatrides massacrés qui restent dans la mémoire collective.


 

J.C. : C’est pour cela que vous finissez sur Izieu ?

M.O. : La construction du film a été difficile. Je me suis paumé pour la première fois de ma vie, on a trop tourné. On dépendait pour pour la construction du film d’une issue d’un événement qui n’avait pas eu lieu. Mais il y a autre chose dont j’ai mis du temps à m’apercevoir. Mes films n’ont pas de commentaires, pas de voix de Dieu, ça marche sur la juxtaposition plus ou moins ironique. Le Chagrin et la Pitié était plus humain, plus tendre. Celui-ci plus sarcastique. Il y a une différence entre ironie et sarcasme. Celui-ci est plus méchant, plus grinçant. Mais la démarche est une démarche qui joue sur l’ironie. Or, le procès était tellement bouleversant dans l’horreur que, pour retrouver un ton fondé - nécessairement sur un certain humour - sans humour, on ne peut avoir de point de vue de montage, sinon vous êtes condamné au commentaire, donc une difficulté. La plus grande, ça a été que pour que l’Amérique du Nord, la CIC, la CIA et l’Amérique du Sud soient percutantes, il fallait donner au public des signes qui lui permettent d’apprécier le côté fou, lugubre à la fois et drôle, le côté "To be or not to be" de ces agents secrets. Il fallait que Lise Le Sèvre et Simone Lagrange témoignent avant, et témoignent assez longtemps pour accréditer la criminalité de Klaus Barbie.
Je voulais donner l’illusion d’un trajet biographique avec l’enfance, l’école communale et parallèlement faire intervenir l’Américain qui dit : "Un agent de renseignements extraordinaire ne recourt pas à la torture. Seuls les cons y recourent. Barbie était un type intelligent, superbe, il n’avait pas besoin de ça". Et ensuite entendre Simone Lagrange et des témoignages. Préserver le fil chronologique de la rentrée à Montluc, du procès qui se prépare et garder le massacre des innocents pour la fin.
Comme ce sont toujours les mêmes interviews, cela posait des problèmes de structure mais c’est sans doute réussi puisque les gens arrivent à suivre malgré les immenses sauts d’un continent à un autre.
Trois interviews ont été pris après le procès au cours d’une lutte suicidaire avec la production qui ne voulait plus entendre parler de tournage supplémentaire. L’interview du procureur général qui ne pouvait pas parler pendant le procès. Son interview contient des passages très critiques pour lui : la récusation du témoignage de Julien Favet, un des personnages les plus importants du film. Tous ceux qui le connaissent lui accordent une crédibilité totale, et je l’ai gardé pour la fin parce qu’il représente la France, la Terre... cela concernait la question primordiale : Klaus Barbie était-il à Izieu ou non ? Pour des raisons utilitaires, avec la connivence de la plupart des parties civiles dont Serge Klarsfeld, on a écarté cette question. C’est aussi qu’lzieu est un mini Caluire et la population était pétainiste. Lucien Bourdon n’est pas le seul à avoir dénoncé les enfants. La Cour ne voulait pas rentrer dans des polémiques franco-françaises. Les deux autres entretiens sont ceux de Mme Slatin et de Maître Rappoport, un avocat de la partie civile parmi les plus intéressants.

J.C. : Vous parlez de sarcasme, ce ton vient de vos interventions directes !

M.O. : Oui. Cela revêt parfois l’allure d’un interrogatoire de police. Les temps ont changé depuis Le Chagrin et la Pitié. En 1969, les gens avaient envie de témoigner, les pères avaient, vis-à-vis de leurs enfants, envie d’ouvrir les placards, de dire leur vérité. Ceux de maintenant, ce sont des gens qui sont en service commandé devant les médias, qui profèrent un tissu de mensonges et de manipulations. Avec mes assistants américains et les journalistes d’Allemagne et d’Amérique, nous jouions au bon et au mauvais flic. Je laisse l’Américain qui est avec moi poser les questions les plus inconvenantes et moi, le plus âgé, gentil, je dis : "Il a déjà répondu, il a dit qu’il avait oublié, laissez-le tranquille !"


 

J.C. : Et Jacques Vergès, qu’en pensez-vous ?

M.O. : Jacques Vergès ? Un personnage chatoyant, brillant, pas si machiavélique qu’on le pense. On le trouve fascinant comme Portier de nuit de Liliana Cavani (1974), un film stupide qui attribue aux bourreaux nazis un prestige sexuel que n’ont jamais eu ces petits bourgeois frustrés qui avaient plutôt des problèmes anaux. Le contraire du film de Ernst Lubitsch. Un film stupide sur la sexualité comme sur le nazisme, une femme stupide (3).

J.C. : Jacques Vergès n’est pas stupide...

M.O. : Non ; je voulais parler de son côté littéraire, pseudo-nietzschéen, Louis-Ferdinand Céline, Jean Genet, "plus le crime est grand, plus il est beau". Cela peut séduire des intellectuels. Cela dit, le KGB devrait jouer de Jacques Vergès plutôt que de Georges Marchais...

J.C. : Il a des convictions anti-colonialistes !

M.O. : Oui, contre un pays colonialiste, occidental. Des convictions sincères. Il a témoigné d’un grand courage au moment de la Guerre d’Algérie. Il connaît la moitié de Paris qu’il tutoie. Claude Lanzman entre autres.
Quelques anecdotes sur Jacques Vergès. À l’issue du procès, il a déclaré : "Cette nuit, on pavoise en Israël". Ignoble, le procès aurait été une manigance de la ploutocratie judéo-américaine... Toute sa plaidoirie était basée sur la présomption que le procès était manipulé par l’étranger et qu’il fallait faire l’unité nationale contre les journalistes de merde - je pensais qu’il allait me nommer, j’étais juste derrière lui - qui cherchaient des poux dans la tonsure de la France unie, regardant vers l’avenir européen... Et tam-tam pour le jury.

Une autre anecdote : Une des confrontations les plus violentes a eu lieu entre Jacques Vergès et Gustavo Sanchez Salazar. Le ministre de l’Intérieur de Bolivie, qui avait manigancé avec Régis Debray et Serge Klarsfeld la pseudoextradition de Klaus Barbie, était accusé par Jacques Vergès de l’avoir livré contre 5 000 dollars. Il l’a traité de vendu, de type à la solde des Américains, du KGB, un horrible bonhomme qui vendait un livre à lui à Lyon et se faisait de la pub, tout y est passé. Suspension d’audience. Jacques Vergès se fait interviewer par une petite cour de journalistes pas tous très informés et moi je dis : "Ce Sanchez, ce vendu, ce vendeur de drogue, vous devriez dire, Maître, que dans la vie vous vous tutoyez ?" et lui : "Ophuls, vous êtes un provocateur !"


 

Dernière chose. Simone Lagrange, mon témoin le plus sincère et le plus dévoué, était à Lyon quand j’ai rencontré Jacques Vergès. Elle m’a vu lui serrer la main et m’a insulté publiquement sur les marches du Palais : "Vous êtes une mouche à merde, fasciné par ce Vergès, ignoble, crapuleux et lâche", et elle ne m’a plus parlé pendant quinze jours. Je me suis effondré, ayant perdu mon autorité de mâle conquérant, jusqu’au jour où elle m’a dit : "Ophuls, ne me regardez pas avec cet air de petit épagneul perdu", et nous nous sommes réconciliés.

J.C. : C’est quand même l’honneur d’une démocratie de donner un avocat à un criminel !

M.O. : Et l’honneur des cinéastes aussi. Il y a eu des gens - Pierre Fresnay et Henri Noguères - pour me dire : "Si Vergès figure dans le film, nous n’y serons pas". Au moment d’un débat, lors de l’attentat contre le Festival du cinéma juif, un jeune avocat de la Licra s’est levé pour dire qu’il fallait rayer Jacques Vergès du Barreau. Je suis intervenu pour dire : "Vous rêvez ! Barbie a le droit de choisir l’avocat qu’il veut et Vergès de le défendre. On est en démocratie. On peut discuter les motifs de Vergès, pas vouloir le rayer du Barreau, c’est scandaleux". C’est parce que je l’ai défendu publiquement qu’il m’a à la bonne. Ceci dit, c’est un avocat un peu paresseux. La convocation de Lucie Aubrac ? C’est du bluff pour faire peur car il n’avait rien à lui demander. Rien à dire non plus à ce Français qui avait travaillé pour la Gestapo en Rhénanie et disait que Klaus Barbie n’était pas chef de la Gestapo. Des témoignages inutiles, mais quand cet avocat a essayé de convaincre le président que la défense n’avait pos le droit de citer ces témoins, c’était une tentative de censure judiciaire. EIIe a été désavouée par le président lui-même, et c’est en elle à l’honneur de la Justice française. Ce qu’on peut dire, c’est que Jacques Vergès n’en a pas pleinement profité. Je fis allusion au témoignage de Pierre Meunier, secrétaire de Jean Moulin, qui voulait entrouvrir la porte à toutes les questions sur Caluire. Le président André Cerdini a coupé : "Caluire, Moulin, ne sont pas des crimes contre l’humanité, la question ne sera pas posée". Et Jacques Vergès : "Cela vaut-il pour moi Monsieur le président ?" - "Prenez-le comme vous le voulez". Je crois que là il y a eu entente...


 

J.C. : Votre subjectivité qui s’exprime dans les interviews à travers le sarcasme laisse deviner l’émotion personnelle dons la manière dont vous avez monté le film, de Caluire vers Izieu ?

M.O. : Tout travail passe par la sensibilité. Quant à la subjectivité, je la revendique et laisse l’objectivité aux sciences physiques. Au fur et à mesure qu’on avançait dans le film, ça devenait éprouvant et même traumatisant. Ça explique le côté hyper-sarcastique par rapport, par exemple, à ce flic alsacien du fort de Montluc qui ne libérait que les fils de ministres ou le président de La vache qui rit. Le fils du ministre en l’occurrence, c’était André Frossard, l’auteur du plus beau témoignage du procès. Ce qu’il a écrit sur le crime contre l’humanité restera comme un témoignage monumental. Pourquoi donc cette confrontation avec ce policier de Vichy qui sauvait quelques privilégiés ? C’est que j’étais subjectivement concerné.
Moi aussi, j’ai été dans un home d’enfants à l’époque, dans l’Oberland bernois. C’est encore maintenant mon Shangri La, où je me réfugie quand je suis déprimé. J’y retrouve mes racines. Grâce à Louis Jouvet, grâce à Madame Bidault qui travaillait dans un ministère à Vichy, grâce aux protections dont jouissait mon père qui était célèbre, nous avons pu passer en Suisse en 1940. Ensuite mon père, qui ne voulait pas se faire porter déserteur français, est rentré en France parce que la Suisse ne naturalisait que des gens exemptés d’obligation militaire. Nous sommes donc rentrés en France avec tous les dangers que ça comportait. Mais durant cet hiver en Suisse, j’ai connu un premier amour, j’ai fait du ski, dans ce home extrêmement cher, et mon père travaillait avec de vieux copains de théâtre allemands à Zurich, des amis de Bertolt Brecht. Mon meilleur ami était le fils d’un industriel allemand, il était dans les jeunesses hitlériennes et on parlait politique. Là aussi c’est une légende de croire qu’à douze ans, on ne savait rien. Je sais que mes oncles étaient à Dachau. Sans connaître les usines à mort, on savait que les camps de concentration existaient, que les Juifs y étaient battus et torturés à mort, je savais que je ne reverrais jamais mes oncles.
Il y a eu des engueulades monstres à l’intérieur même de la production, et un des directeurs de direction me disait : "Tu as fichu le camp en Suisse, tu ne vas pas me dire qu’à ton âge, tu savais ce qui allait se passer !" C’est pour cela qu’à la fin du film, pour les enfants d’Izieu, je tiens à distinguer les grands qui savaient et les petits. Moi je faisais partie des grands, je savais. Pour moi, en Suisse, je faisais partie de ces privilégiés et j’interviens pour cela directement, je dis : "Il y a donc des périodes dans la vie et pas seulement pendant l’Occupation où il vaut mieux être riche et célèbre que pas riche et pas célèbre ?" C’est peut-être là que s’est cachée la plus grande subjectivité et ce qui m’a le plus traumatisé.


 

J.C. : C’est là que la notion de crime contre l’humanité vous rejoint personnellement ?

M.O. : Et le fait que ce sont les anonymes qui ont été le moins protégés. D’un côté, Habib Bourguiba et François Poncet, et tout en bas de l’échelle, les enfants d’Izieu.

J.C. : Vous parliez plus haut d’innocents, on n’aime pas beaucoup ce terme qui rend difficile de définir ceux qui ne l’étaient pas.

M.O. : Vous dites que si on oppose l’innocence des enfants, des apatrides, des Juifs sans défense, cela s’oppose sémantiquement à la culpabilité. C’est un débat trop sémantique. C’est justement ce qu’a montré lumineusement André Frossard (c’est parfois une bonne chose que d’être catholique !). Dans ce contexte-là, le contraire de l’innocence, ce n’est pas la culpabilité mais l’engagement. Pourquoi il y a une différence entre le crime de guerre, contre les partisans, les résistants, pourquoi l’arrêt de la Cour de cassation relève du clientélisme en voulant confondre enfants juifs et torturés de la Résistance, pourquoi c’était bien du chauvinisme franchouillard ? Mais parce que le crime commis contre des enfants, ou des vieillards, parce qu’ils sont nés et appartiennent à un groupe humain qu’on veut anéantir est une catégorie humainement, moralement, philosophiquement différente du crime de guerre même le plus atroce. Parce que le crime de guerre est contre l’ennemi, qu’il soit engagé dans une armée ou dans la Résistance. Il y a là volonté et choix. Serge Klarsfeld - et moi-même - donne raison à Jacques Vergès quand il parle de l’Algérie. Les techniques de tortures, les représailles, le terrorisme et le contre-terrorisme, on a fait pire depuis les nazis. Les chambres à gaz, on n’a pas fait pire. C’est une question de définition. Dans le domaine judiciaire, chaque fois qu’on tente de trouver des structures de jugement sur des bases morales, cela devient une question de définition. Il faut distinguer entre les circonstances atténuantes ou aggravantes, entre un crime et l’autre. Les magistrats lyonnais avaient raison, pas ceux de Paris.

Propos recueillis par Ginette Gervais-Delmas & Andrée Tournès, en juin 1988.
Jeune Cinéma n°190, septembre-octobre 1988

* Cf. aussi "Hôtel Terminus", Jeune Cinéma n°190, septembre-octobre 1988.

1. Lettre d’une inconnue (Letter from an Unknown Woman) de Max Ophüls (1948), adapté de la nouvelle de Stefan Zweig.

2. Le "Chagrin et la pitié," Jeune Cinéma n°54, avril 1971.

3. "Portier de nuit", Jeune Cinéma n°79, juin 1974.


Hôtel Terminus. Klaus Barbie, sa vie et son temps. Réal, sc : Marcel Ophüls ; ph : Pierre Boffety & Reuben Aaronson ; mont : Catherine Zins & Albert Jurgenson ; mu : Maurice Jarre. Narratrice : Jeanne Moreau. Avec Marcel Ophüls, Johannes Schneider-Merck, Raymond Lévy, Marcel Cruat, Henri Varlot, Pierre Mérindol, Johann Otten, Peter Minn, Claude Bourdet, Eugene Kolb, Lise Lesèvre, Daniel Cordier, Lucie Aubrac, Raymond Aubrac, Simone Lagrange, Régis Debray (France-Allemagne-USA, 1988, 267 mn).



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