par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°145, septembre 1982
Sélection officielle En compétition de la Berlinale 1982
Ours d’or
Sorties les mercredis 30 juin 1982, 2 mai 2018 et 11 juin 2025
La signature de Rainer Werner Fassbinder croisant en diagonale l’ombre de la signature, en accompagnement un motif musical de batterie, lourd de menace : dès le générique, Le Secret de Veronika Voss nous plonge dans l’atmosphère des films allemands d’avant-guerre. Un monde hésitant entre l’ombre et la lumière, menacé par des forces cachées, un monde où chaque être coexiste avec son double, où le médecin peut être fou, le policier criminel, et où les boutiques des vieux antiquaires recèlent des drames secrets.
Trois références au monde du cinéma ouvrent le film : Veronika vieillie regarde un vieux film de l’UFA dont elle a été vedette, puis - souvenir d’un passé glorieux - Veronika jeune reçoit les hommages de son metteur en scène et les applaudissements de son équipe. À cette scène heureuse correspond plus loin une autre scène au présent cette fois - une des plus terribles consacrées au cinéma - Veronika est traquée par la caméra montée sur rail qui fonce doucement vers elle portant toute l’équipe de tournage agglutinée sur la plate-forme mouvante, comme un monstre de cauchemar.
Hommage au cinéma ancien, Le Secret de Veronika Voss est aussi un tour de force technique. Le plus beau plastiquement des films de R.W. Fassbinder est tourné en blanc et noir. Un noir splendide nourri d’ombres et de reflets où se meuvent les flammes des bougies et flottent celles des becs de gaz. Un blanc sans relief qui va présider à la mise à mort de l’actrice. Ce noir et blanc rappelle le cinéma d’autrefois mais aussi en diffère subtilement. L’image est plus contrastée, les scintillements plus nerveux, les visages moins flous que dans les mélodrames de l’UFA.
À ces jeux de rappel et de déplacement contribue aussi une belle partition musicale de Peer Raben qui découpe le film en motifs comme dans un opéra. Si la rencontre du journaliste et de Veronika, l’offre du "parapluie et de la protection" est si touchante, c’est dû aux lumières brillant sous la pluie, aux arbres presque abstraits de la forêt et à cette musique de xylophone des années trente mais l’impression de nostalgie est contredite par un travelling époustouflant qui suit la course du couple à travers les arbres. Le film est riche d’échos et de réminiscences pour ceux qui ont connu et aimé le cinéma allemand d’avant-guerre, mais est capable d’en ressusciter les sortilèges chez ceux qui vont le recevoir naïvement.
C’est un film savant mais toute sa science sert une histoire touchante dont le héros va prendre place dans le panthéon de nos souvenirs fassbindériens auprès des paumés généreux comme Ali le marocain, ou le marchand des quatre saisons (1). Le Secret de Veronika Voss, si on le dépouille de son enquête criminelle, de son portrait d’actrice vieillissante, de ses clins d’œil au public, de ses situations à la Fritz Lang, est un film sur un homme simple pris au piège de la bonté. On va bientôt savoir ce que nous réserve le Querelle (2) que nous verrons à la rentrée, mais on est heureux qu’après des œuvres grinçantes comme La Troisième Génération (1979), ou roublardes comme Lola, une femme allemande (1981), R.W. Fassbinder nous lègue une œuvre qui s’adresse au cœur (3).
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°145, septembre 1982
1. Le Marchand des quatre saisons (1972) ; Tous les autres s’appellent Ali (1974).
2. Querelle, d’après le roman de Jean Genet, Querelle de Brest (1947) est le dernier film de Rainer Werner Fassbinder, qui meurt avant la fin du montage, le 10 juin 1982, à 37 ans. Le film a été présenté à la Mostra de Venise en 1982.
3. "Lola, une femme allemande", Jeune Cinéma n°140, février 1982.
Le Secret de Véronika Voss (Die Sehnsucht der Veronika Voss). Réal : Rainer Werner Fassbinder ; sc : R.W.F., Pea Fröhlich & Peter Märthesheimer ; ph : Xaver Schwarzenberger ; mont : Juliane Lorenz ; mu : Peer Raben ; déc : Rolf Zehetbauer ; cost : Barbara Baum. Int : Rosel Zech, Hilmar Thate, Cornelia Froboess, Anne-Marie Düringer, Armin Mueller-Stahl, Peter Berling, Volker Spengler, Peter Zadek, Doris Schade, Erik Schumann, Günther Kaufmann, Johanna Hofer, Rudolf Platte, Lilo Pempeit, Elisabeth Volkmann, Karl-Heinz von Hassel (Allemagne, 1982, 104 mn).