par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°437-438, juin 2025
Sélection officielle du Festival international du film de Toronto 2024
Sortie le mercredi 11 juin 2025
Si l’histoire de notre planète tenait en 24 heures, la vie serait apparue vers 21h00, les humains à 23h59, et notre période Anthropocène (1), 10 secondes avant minuit, si tant est qu’on peut prévoir l’extinction de notre espèce à cette heure fatidique. Cette précipitation du temps est l’une des données de Life of Chuck, présente dès le début, dans son troisième acte (les trois chapitres du film étant inversés). Le film remonte ainsi le temps à partir d’une catastrophe finale qui n’est que suggérée, mettant en scène un professeur de littérature (Chiwetel Ejiofor) et son ex-femme (Karen Gillan) qui se rejoignent, en attente de l’inéluctable, après avoir réalisé que des événements catastrophiques sont en train de se produire à travers le monde - la Californie engloutie, des feux de forêt incontrôlables, des séismes, tsunamis et éruptions volcaniques.
Mais il ne faut pas se fier à cet aspect de départ qui semble diriger le film vers un disaster movie. Dès les premières images est injecté un étrange message s’affichant avec insistance sur les panneaux publicitaires de la ville : "Merci Chuck, pour ces 39 belles années !", accompagné de la photo d’un homme à lunettes en complet-cravate et souriant, prototype du banal employé de bureau. Cet homme est Charles Krantz (Tom Hiddleston), dont on apprend bientôt qu’il est atteint d’une maladie incurable et va bientôt mourir. Le film remonte vers son enfance.
Chuck a été élevé par ses grands-parents, à la suite du décès accidentel de ses parents et de sa sœur. Sa grand-mère l’initie à la danse, à laquelle il voue une véritable passion, alors que son grand-père l’invite à s’intéresser comme lui aux mathématiques et à la comptabilité. À la fin de son adolescence, la nécessité de poursuivre des études et devenir autonome après la mort de ses aïeux le pousse vers un métier alimentaire et une vie de famille. Dans la vieille maison victorienne dont il hérite (et qui, on la reconnaît, deviendra plus tard celle du professeur qu’on a vu au début du film), une pièce mystérieuse et au pouvoir divinatoire pour ceux qui y pénètrent est interdite, depuis que son grand-père l’a cadenassée.
Adapté d’une nouvelle de Stephen King, publiée en 2020 aux États-Unis dans le recueil If It Bleeds - publié en France en 2021 sous le titre Si ça saigne -, Life of Chuck nous désoriente par rapport à l’univers horrifique auquel nombre des adaptations de ses romans au cinéma nous avaient habitués, depuis Carrie de Brian De Palma en 1976 et Shining de Stanley Kubrick en 1980. Ici pas la moindre trace d’horreur, au contraire, l’univers de l’écrivain, bien que reconnaissable par ses aspects les plus inquiétants (la mort, la fin du monde, les pouvoirs occultes), prend ici une couleur beaucoup plus positive et même parfois joyeuse.
Mike Flanagan n’en est pas à sa première adaptation de Stephen King et il est resté fidèle à la structure et au ton de l’œuvre écrite. Son film est habile, surprenant de bout en bout, composé d’une mosaïque de situations et de personnages. Il contient une séquence qu’on n’est pas près d’oublier et qui deviendra certainement une référence : une scène de danse dans la rue, au cours de laquelle une batteuse faisant la manche (Pocket Queen) fait danser Chuck (adulte), rejoint par une jeune passante (Annalise Basso). Moment de libération et d’exultation, profondément humain, qui résout lumineusement l’énigme du film, lui donne tout son sens, créant des ponts entre angoisse de l’avenir, parcours et renoncements humains, destin cruel et altruisme.
Le temps d’un instant, tout le film, qui interroge justement la valeur du temps et la place qu’individuellement chacun prend sur la Terre, se cristallise dans cette scène. Les vers de Walt Whitman enseignés et expliqués à Chuck dans son enfance, "Je suis vaste, je contiens les multitudes" résonnent alors comme un mantra dans la mémoire du spectateur. Impeccablement interprété et réalisé, Life of Chuck est une belle surprise.
Francis Guermann
Jeune Cinéma n°437-438, juin 2025
1. Sur l’Anthropocène, cf. la rubrique dans Jeune Cinéma en ligne.
Life of Chuck. Réal, sc, mont : Mike Flanagan ; ph : Eben Bolter ; mu : The Newton Brothers ; cost : Terry Anderson. Int : Tom Hiddleston, Mark Hamill, Chiwetel Ejiofor, Karen Gillan, Jacob Tremblay, Mia Sara, Matthew Lillard, Q’orianka Kilcher, Antonio Raul Corbo, Harvey Guillén, David Dasmalchian, Kate Siegel, Carl Lumbly, Annalise Basso (USA, 2024, 110 mn).