par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection du Festival international de Mar El Plata 1965
Sélection de la Mostra de Venise 2023
Sorties le vendredi 25 mars 1955 et les mercredis 3 septembre 1975, 22 septembre 1999, 29 janvier 2014, 7 janvier 2015 et 18 juin 2025
Les Éditions Carlotta ressortent le chef d’œuvre qui valut au cinéaste arménien Sergueï Paradjanov quelques ennuis en Union soviétique, mais le fit accéder à une notoriété internationale. Restaurée en 4K par le World Cinema Project, L’Imagine Ritrovata et le studio Dovjenko, l’image originale retrouve toute sa fraîcheur et son éclat.
Sergueï Paradjanov obtint la réalisation de son quatrième long métrage des studios Dovjenko, soucieux de célébrer le centenaire de la naissance de l’écrivain ukrainien Mikhaïl Kotsioubinski. Il adapta le récit L’Ombre des ancêtres oubliés, paru en 1910. L’action se déroulait dans le Sud-Est des Carpates ukrainiennes et avait pour thème une histoire d’amour dans un village houtsoule, traversé de vendettas sanguinaires. Une sorte de "Roméo et Juliette" au village.
L’auteur du texte, passionné par son sujet, s’était rendu sur place et avait observé les mœurs de la population autant que la beauté des paysages, de son artisanat et de sa musique. Sergueï Paradjanov fit davantage encore. Il alla en Ukraine et tourna dans un village avec le concours de la population locale. Il fut fasciné par sa culture, ses contes et légendes, sa religiosité qui se mêlait à des pratiques de sorcellerie et à une violence extrême. Enfin, il laissa entendre sa langue, le dialecte houtsoul, alors qu’en URSS tous les films devaient être tournés - ou doublés - en russe. Rappelons que le réalisateur laissa voir et entendre la culture des Houtsoules des Carpates, incorporés de force à l’URSS après la Seconde Guerre mondiale.
"Ce film est un drame poétique relatant l’histoire d’amour d’Ivan et de Marichka, inspiré des légendes populaires des Carpates", lit-on en introduction. Il se divise en douze chapitres dont les titres sont inscrits en rouge sur fond noir. Les Carpates, oubliées de Dieu et des hommes, terre des Houtsoules - Ivan et Maritchka - Le pré - Solitude - Demain, le printemps - La vie quotidienne - Noël - Ivan et Palagna - Le sorcier - L’auberge - La mort d’Ivan - La Piéta (en lettres blanches latines sur fond noir). En apparence, introduction et découpage contredisent une intention politique. C’est l’histoire d’amour qui est mise en avant.
Le plan initial est spectaculaire : on voit en plongée un homme gisant dans la neige, écrasé par l’arbre qu’il voulait abattre. La victime est Oleks, le frère aîné d’Ivan, alors enfant, le protagoniste du film. Suit une procession dans la neige où les villageois chantent en jouant différents instruments : guimbarde, clochettes, flûte et chalumeau ou trembita, longues cornes au son lugubre utilisées pour transmettre les nouvelles. Au cours de la cérémonie à l’église, en présence de tout le village, une énième altercation intervient entre les chefs de deux familles ennemies depuis des lustres, les Palitchouk, parents du mort et les Gouténiouk, plus fortunés. Sans respect pour le deuil et le service religieux, les insultes fusent. Les haches, dont ces bûcherons ne séparent jamais, sont brandies. L’image suivante est une immense flaque rouge qui envahit l’écran. Ce sont les "chevaux de feu", messagers du fatum qui poursuivra l’existence du jeune Ivan. Et de Marichka, la jolie petite fille du clan adverse. Il s’en prend à elle dans un premier temps. Pourtant, lorsque reviennent les fleurs du printemps, les deux enfants ne tardent pas à tomber amoureux.
Ils doivent se séparer, la ferme dont a hérité Ivan ayant périclité. Le jeune homme se fait engager comme journalier dans les alpages. Mais il a promis à sa bien-aimée de l’épouser dès son retour. Il ne la reverra jamais. En tentant de rattraper un agneau noir qui s’était fourvoyé sur une paroi rocheuse, Marichka tombe dans le torrent et se noie. Belle métaphore pour une héroïne qui brave interdits familiaux. On croit Ivan mort de chagrin. Il disparaît pendant sept ans. Cet épisode qui reste énigmatique est marqué par un passage au noir et blanc. Puis il réapparaît. Il n’a plus ni famille, ni ferme, et se laisse séduire par Palagna, la fille d’un riche paysan.
Leur mariage fait l’objet d’une célébration éblouissante. Une coutume, qui n’avait plus cours, mais dont Sergueï Paradjanov avait entendu parler dans une romance populaire, montre les futurs époux, les yeux bandés, attachés l’un à l’autre par un joug. Du côté d’Ivan, c’est un mariage sans amour. Il néglige bientôt sa jeune épouse qui, la nuit de la Saint Georges, erre dans le village totalement nue, priant le saint de lui accorder un enfant "garçon ou fille, en bonne santé". Elle ne rencontre que Yourko, le sorcier du village que tous craignent comme Dieu, car il leur est indispensable. Palagna, envoutée par Yourko, ne craint pas de provoquer Ivan, jusque dans la taverne, devant tout le village. Les haches recommencent à voler. Ivan se défend mal. Blessé, il descend vers le torrent où, enfant, il se baignait avec Marichka. Il croit l’entendre et même voir son fantôme dans la forêt.
Le film, extrêmement lyrique, est d’une grande beauté plastique, splendidement photographié par le chef-opérateur Yourii Illienko. La mobilité de la caméra coupe le souffle. Planante, tournoyante, virevoltante, brouillant parfois totalement l’image et laissant sur l’écran des tableaux abstraits. Se détournant de tout réalisme socialiste, Sergueï Paradjanov pose sur son sujet un regard d’ethnologue, de poète et de peintre.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
* Cf. aussi "Les Chevaux de feu I", Jeune Cinéma n°89, octobre 1975
Les Chevaux de feu (Tini zabutykh predkiv). Réal : Sergueï Paradjanov ; sc : S.P. & Ivan Tchendeï, d’après le récit, Les Ombres des ancêtres oubliés de Mykhaïlo Kotsioubynsky ; ph : Youri Illienko & Viktor Bestaïev ; mont : Marfa Ponomarenko ; mu : Miroslav Skorik ; déc : Mikhail Rakovskiy & Georgiy Yakutovich ; cost : Lidiya Bajkova. Int : Ivan Mykolaïtchouk, Larissa Kadotchnikova, Tatiana Bestaeva, Nikolaï Grinko, Leonid Yengibarov, Spartak Bagachvili, Nina Alissova, Aleksander Gaï, Neolina Gnepovskaïa, Aleksander Raïdanov, Igor Dzioura, Valentina Glianko (URSS, 1965, 97 mn).