Parmi les projets inaboutis de Michangelo Antonioni (1912-2007), il en est un qui n’avait laissé que peu de traces et qui était ignoré de ses biographes jusqu’à ce que les deux réalisateurs Alexandre Gouzou & Jean-Claude Taki tentent de le faire revivre, à leur manière et à distance : Two Telegrams. Ce projet de film, dont le scénario avait été co-écrit dans les années 70 avec l’Américain Rudy Wurlitzer (écrivain et scénariste de Monte Hellman, Sam Peckinpah ou Robert Frank), Michangelo Antonioni était tout prêt de le tourner à Vancouver, lorsqu’un accident vasculaire cérébral le frappa à Rome deux jours après la signature du contrat avec le producteur Paulo Branco, en décembre 1985. Les séquelles de l’AVC ne permirent pas la poursuite du projet. Dix ans plus tard, sous l’impulsion de Enrica Fico, l’épouse du réalisateur, une seconde tentative de réalisation du film fut entreprise avec le producteur Stéphane Tchalgadjieff, qui, avec le soutien et le financement de la chaîne Canal+, partit à Los Angeles avec le réalisateur. Cette fois encore, malgré l’afflux des actrices et acteurs intéressés, le projet capota, du fait des appétits des agents et du système hollywoodien que ne maîtrisait pas le producteur.
À partir de cette base factuelle, les deux réalisateurs de Une chronique américaine se projettent et, même, fantasment ce qu’aurait pu être le film de Michelangelo Antonioni, dont le récit met en scène principalement une jeune femme de la middle-class en crise existentielle, sex-addict et en rupture avec son mari. L’histoire se déroule principalement dans les immeubles de bureaux du centre d’une grande ville américaine, avec des incursions dans le ranch d’amis du couple.
Employant des archives filmées dans l’Amérique des années soixante-dix (1), ils recomposent le récit dont le scénario est lu en voix off sur ces archives entremêlées de plans tournés aujourd’hui et vieillis. Ces images travaillées à la manière d’un found footage utilisent différents moyens stylistiques (flous, bougés, sous ou surexposition, ralentis) pour évoquer le récit, lui donnant un cadre géographique et temporel, suggérant les personnages plus que leur donnant corps. Cette distance étant effectuée, les réalisateurs laissent libre cours à une composition esthétique personnelle qui renvoie ces images à leur portée fantasmatique : le rêve américain et l’American way of life.
Ce positionnement des réalisateurs est intéressant, de même que la construction de leur film en plusieurs parties. Après un prologue un peu énigmatique qui donne le la des choix esthétiques du documentaire, une interview de Paulo Branco nous renseigne et pose les bases de cette histoire de film inachevé. Vient ensuite ce travail d’extrapolation des réalisateurs, "film-miroir à un film-fantôme" selon leurs dires, puis enfin une interview dans laquelle Stéphane Tchalgadjieff explique sa seconde tentative de production du film.
Une chronique américaine s’inscrit dans une filiation de films (ou d’installations). On pense bien sûr à La Jetée de Chris Marker (1962), le "père" du film de recomposition, travaillant sur la mémoire et créant dans l’œuvre une distanciation. Plus près de nous, des artistes comme Douglas Gordon (son installation 24 Hours Psycho, en 1993, étirait le film de Alfred Hitchcock sur une durée de 24 heures, ou Bill Morrison qui avait subtilement réveillé les films enfouis dans le permafrost canadien dans Dawson City, le temps suspendu (2016).
Le film de Alexandre Gouzou & Jean-Claude Taki participe à ce mouvement dans lequel l’idée de "résurrection", de tentative de renouveler la vision des images, est prégnante et utilise le cinéma lui-même comme un matériau. D’où le positionnement de ces films, entre cinéma et art contemporain, entre documentaire et expérimentation, qui les sort de la salle de cinéma. Espérons alors que Une chronique américaine trouve sa place pour le public dans l’une ou l’autre des multiples de façons de voir un film, à commencer par la salle traditionnelle où il est proposé.
Francis Guermann
Jeune Cinéma n°436, mai 2025
1. Archives tirées du fonds Rick Prelinger, qui forma une très grande collection de films de court métrage américains, du début du 20e siècle jusqu’aux années 1970, amateurs, institutionnels ou publicitaires, et les mit à disposition sur The Internet Archive, bibliothèque multimédia, en ligne et libre d’accès.
Une chronique américaine. Réal, sc, mont : Alexandre Gouzou & Jean-Claude Taki ; ph : Jean-Claude Taki ; son : Fabrice Naud (France, 2023, 66 mn). Documentaire.