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Quartier du corbeau (le) I (1963)
de Bo Widerberg
publié le mercredi 11 juin 2025

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°69, mars 1973

Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1964
Oscars 1965 du Meilleur film en langue étrangère

Sorties le lundi 23 décembre 1963, le jeudi 18 octobre 1973, et les mercredis 25 mars 2015 et 24 juin 2020


 


Quand est apparu en France, en 1956, Sourires d’une nuit d’été, c’était une surprise - une belle surprise. Personne ne savait rien de Ingmar Bergman (1918-2007). Pourtant, depuis 10 ans, il avait fait 14 films. C’est dans les années suivantes qu’apparurent ses premiers films La Nuit des forains (1953), Un été avec Monika (1953), Une leçon d’amour (1954), Rêves de femme (1955), L’Attente des femmes (1952), enchevêtrés avec ses films les plus récents dans un zig-zag chronologique qui brouillait d’ailleurs la trace de son évolution. Le destin de l’œuvre de Bo Widerberg en France est un peu semblable. En 1971, au Festival de Cannes, Adalen 31 (1) surgissait comme un très grand film : une partie de la critique s’indignait même que le jury lui ait préféré If de Lindsay Anderson (2). Elvira Madigan, l’année précédente, n’avait reçu qu’un accueil mitigé. La Voiture d’enfant, son premier film, s’était vu donner le titre de Péché suédois assez significatif de la confiance qu’on lui faisait et du public "spécialisé" qu’on lui destinait. Les autres films étaient inconnus au moins du public. Pourtant, depuis 1962, Bo Widerberg avait réalisé six films.


 


 

Aujourd’hui puisque Bo Widerberg est devenu, avec Adalen 31 et Joe Hill (3), une figure du cinéma international, il s’impose, comme pour Ingmar Bergman, de connaître ou de remettre à leur juste place ses films antérieurs. Et beaucoup pensent que, dans toute son œuvre, Le Quartier du Corbeau est son film le plus rigoureux.
C’était l’époque où Bo Widerberg opposait à Ingmar Bergman une conception autre du cinéma. D’abord l’exigence d’un "regard horizontal" sur l’homme face au Maître (et effectivement il avait d’abord travaillé sous sa direction) saisi de plus en plus par la métaphysique. Et aussi la leçon de la nouvelle vague française portant vers un cinéma libéré des conventions du théâtre ou du studio. Sur ce point-ci à vrai dire, très différent du décousu volontaire de La Voiture d’enfant, Le Quartier du Corbeau est une œuvre très concertée et très construite, du moins réalisée hors des studios et avec des acteurs jusque-là inconnus dont Thommy Berggren qu’on retrouvera dans tous ses autres films et qui sera Joe Hill. Quant au regard horizontal sur l’homme, la manière dont il se manifeste révèle une continuité certaine dans l’œuvre du cinéaste, du Quartier du Corbeau à Adalen 31 et Joe Hill. Continuité d’abord dans le choix des sujets : l’insertion dans une histoire récente liée à l’évolution de la condition ouvrière et de la prise de conscience ouvrière. Même le choix précis d’une époque se retrouve dans Adalen 31  : ce sont ces années 1930 dont Bo Widerberg a dit qu’ils les estimait décisives pour l’histoire de la Suède, et qui doivent conserver là-bas une auréole un peu semblable (quoique la suite ait été différente) à celles du Front Populaire ici. Les années de la grande crise économique, mais aussi le temps des combats pour le socialisme suédois et le temps du pouvoir, qui vint ensuite, ne pouvait que renforcer l’attachement un peu nostalgique à ce passé. "Ce qui rend cette œuvre presque unique, écrivait en 1965 un critique suédois, c’est l’image de l’époque que Widerberg réussit à transmettre... La voix d’Hitler retransmise par haut-parleur, on l’entend depuis une chambre située à l’autre extrémité de la cour".


 

Les élections de 1936, celles de la victoire socialiste qui sans doute a permis à la Suède de rester hors de la guerre, sont évoquées à la fin du film et le jeune Anders dont il raconte l’histoire, obsédé par le péril qui monte mais non encore électeur, entend pourtant y être présent par le vote qu’il essaie d’imposer à sa mère. Mais tout au long du récit, impalpable mais partout présente, l’atmosphère de la crise et de la pression nazie. Surtout ce film, comme ceux qui suivront, est dédié aux pauvres, et aux pauvres qui s’arrachent à la résignation. Anders est un personnage recréé, mais auquel viennent s’intégrer des traits inspirés par des écrivains prolétariens qui furent nombreux en Suède à cette époque. Il écrit. Peut-être pour s’arracher à l’enlisement d’une vie médiocre. Mais surtout pour servir les siens, ceux qui subissent le même sort. Son livre doit être la voix du quartier du corbeau. Et le film c’est aussi l’image du quartier du corbeau : une grande place triste et nue, dont la photo de Jan Lindstöm sait faire un lieu scénique obsédant et un élément dramatique de l’action, de pauvres maisons, et tous les gens du quartier, de la petite fille malingre dont les grosses lunettes dévorent la figure maigrichonne et dont le petit frère est mort faute d’avoir pu être soigné à temps, jusqu’au vieil homme dont la vie semble liée au petit arbre rachitique qui est la seule trace de vert dans la grisaille du quartier.


 


 

Au milieu de tout cela les parents d’Anders : le père, personnage pittoresque qu’Anders au fond semble adorer, mais alcoolique, réfugié dans la mythomanie et de fait pauvre épave dont la constante tricherie ne trompe pas. La mère qui fait des ménages pour assurer la subsistance de la famille. Ce qui déjà annonce les créations actuelles de Bo Widerberg, mais était très remarquable en un temps où le film social restait sous l’influence des modèles soviétiques, c’est l’absence totale de schématisme dans la manière dont les personnages sont campés, l’absence de moralisation dans la manière dont l’action est conduite. Le père, personnage négatif,. est à certains moments profondément séduisant. La mère qui paraissait un personnage très positif apparaît à un tournant du film, comme partiellement responsable de son malheur. Quant à Anders, qui pourrait être un personnage exemplaire, il laisse chez le spectateur un certain trouble, quand, quittant le quartier, il abandonne à leur sort (momentanément du moins) les siens et la fille qui l’aime pour partir à Stockholm tenter sa chance d’écrivain, une nécessité amère, amorale, pour qui veut échapper à l’inexorable engluement.


 


 

Et elle est bien aussi de Bo Widerberg, cette diversité de ton, cette manière de faire exploser au milieu du drame la vie et la joie. Qu’elle est merveilleuse cette explosion de joie dans la famille quant Anders est appelé à Stockholm par un éditeur, que père, mère et fils "dansent" sur un rocking chair, que le père prétend apprendre à son fils à fumer le cigare... Et ensuite vient le retour après ce voyage sans résultat : brusquement l’effondrement morne et la rage.
Ce beau film essaie de reconstituer un passé, il le reconstitue jusque dans la tonalité de l’image. C’est ce qui conduisait, quand il fut montré au festival de Cannes en 1963 quelques critiques peu attentifs à y voir un film "vieillot". Mais aujourd’hui, avec le recul, et même après Joe Hill, force est de constater que Le Quartier du Corbeau proclamait déjà le grand talent de Bo Widerberg, et n’a pas vieilli.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°69, mars 1973

* Cf. aussi "Le Quartier du corbeau" II, Jeune Cinéma n°73, septembre 1973.

1. "Adalen 31" Jeune Cinéma n°40, juin 1969.

2. "If", Jeune Cinéma n°39, mai 1969.

3. "Joe Hill", Jeune Cinéma n°57, septembre-octobre 1971 et Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014.


Le Quartier du Corbeau (Kvarteret Korpen). Réal, sc : Bo Widerberg ; ph : Jan Lindeström ; mont : Wic Kjellin ; mu : Giuseppe Torelli ; déc : Ejnar Nettelbladt. Int : Thommy Berggren, Emy Storm, Keve Hjelm, Christina Frambäck, Ingvar Hirdwall, Agneta Prytz, Nina Widerberg, Hugo Tunnbindare, Louise Gustafsson, Fritiof Nilsson Piraten (Suède, 1963, 101 mn).



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