par Jean Béranger
Jeune Cinéma n°73, septembre 1973
Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1964
Oscar 1965 du Meilleur Film en langue étrangère
Sorties le lundi 23 décembre 1963, le jeudi 18 octobre 1973, et les mercredis 25 mars 2015 et 24 juin 2020
Le Quartier du corbeau, second film de Bo Widerberg demeure, depuis 1963, inconnu en France (sauf sa présentation au Festival de Cannes en 1964), même après le succès de Adalen 31 (1969) et de Joe Hill (1971). Sa sortie était prévue en mars-avril 1972. Pour cette raison, nous avons publié dans le n° 69 une critique (3) qui s’est révélée "intempestive", car, comme il arrive trop souvent, la sortie a été retardée en dernière heure.
Espérant que cette fois-ci sera la bonne, nous reproduisons ici un extrait du livre de Jean Béranger, spécialiste français du cinéma suédois (4).
J.D.
Le principal personnage n’est plus une fille d’usine, comme dans Le Péché suédois, (1963) mais un garçon, issu, lui aussi, des milieux populaires, Anders. Il veut devenir écrivain, pour aider sa classe à accéder plus efficacement à la sécurité et au confort.
"J’ai choisi d’évoquer cette période", me dit Bo Widerberg, "parce qu’elle a marqué une étape, particulièrement décisive, dans l’évolution de la société suédoise. Quelques cinglés écoutaient, alors, le redoutable ’chant de sirène’ de l’Allemagne nazie. Ils furent battus à plate couture. Et, nous optâmes à fond pour la démocratie et pour la recherche, de plus en plus accentuée, de l’émancipation et du "bien-être" [...]. J’ai pris pour héros un jeune ouvrier, qui désire se consacrer à la littérature, parce que les années 1930 virent éclore toute une pléiade d’écrivains prolétariens, dont l’influence fut considérable. Dans une scène, je fais, à dessein, figurer un livre intitulé Fem Unga (Cinq Jeunes), qui constitue une anthologie des premiers écrits de quelques-uns de ces auteurs : Harry Martinsson - dont Gunnar Skoglund porta à l’écran La Route de Klockrike -, Arthur Lundqvist - qui vit ses Filles du marchand de chevaux adapté en film par Egil Holmsen -, Joseph Kjellgren, Erik Aslund et Gustav Sandgren. Il y eut aussi Ivar Lo-Johansson - dont Rien qu’une mère permit à Alf Sjöberg de réussir, en 1949, l’une de ses meilleures réalisations. Aucun d’eux ne sert spécialement de modèle à Anders. J’ai préféré inventer celui-ci de toutes pièces. Mais, j’ai quand même utilisé, pour lui donner vie, certains de leurs éléments biographiques, dont il représente, en quelque sorte, une synthèse".
Ainsi, tout en demeurant fidèle aux "décors naturels", Bo Widerberg passe-t-il brusquement de l’improvisation, à peu près totale du Péché suédois, à la "recréation" minutieuse d’une ambiance disparue. Aux prises de vues hétéroclites, ordonnancées, vaille que vaille, par un montage non moins chaotique, succède (ô surprise !) un découpage sans bavure, où tous les plans s’enchaînent rigoureusement les uns aux autres. L’îlot de vieux immeubles, promis à la destruction, Bo Widerberg le découvre de justesse, encore engoncé derrière des rues, aux buildings clairs et spacieux. II le salit et le dégrade au maximum pour le rendre le plus minable possible. Il y fait loger, au fond d’une cour, remplie de flaques d’eau, le jeune Anders (Thommy Berggren), et ses parents (Keve Hjelmet et Emy Storm, respectivement recrutés parmi les acteurs des théâtres municipaux de Stockholm et de Gôteborg.
Treize ans auparavant, le père d’Anders s’est assis par mégarde sur un gâteau à la crème, acheté par son épouse, malgré leur pénurie d’argent. Furieuse, celle-ci a été s’offrir à Torngren, un voisin, qui n’était pas insensible à ses charmes. Depuis ce temps, un "mur d’indifférence" sépare le couple. L’homme s’est mis à boire. Il s’abrutit et se détruit systématiquement par l’alcoolisme. – s’enfonçant un peu plus chaque jour dans ce qu’il appelle son "bathyscaphe". À peine âgé de quarante ans, il a déjà l’air d’une épave. La femme souffre de cette situation, mais s’affaire aux soins du ménage en s’efforçant, le mieux qu’elle peut, de dissimuler son chagrin. Au fond, elle accepte, elle aussi, la résignation. Anders compose un roman et songe à de grandes transformations. Il est encore mineur lorsque les élections surviennent et n’a, par conséquent, aucune voix au chapitre. Mais il incite quand même sa mère à aller voter à sa place, pour l’instauration d’un état de choses plus juste.
À la fin, il rompt totalement avec la passivité de son entourage, y compris avec la tendresse, un peu mièvre, de sa fiancée, Elsie (Christina Frambâck). Et il part pour Stockholm, avec son meilleur ami, Sixten (Ingvar Hirdwall,) pour tenter d’y faire carrière, en combattant pour les idées nouvelles. Les deux jeunes gens s’éloignent joyeusement le long d’une palissade délabrée, tandis que retentissent triomphalement les trompettes d’un concerto de Arcangelo Corelli. Et la séquence s’achève par un "arrêt à l’image" sur une petite fille en train de jouer avec une ombrelle dans un terrain vague, dernière "vision" qu’Anders emporte de cette "zone" déshéritée.
Ingmar Bergman, qui n’a guère aimé l’aspect volontairement "débrailé" du Péché suédois, apprécie pleinement la remarquable précision, déployée dans Le Quartier du Corbeau. Et, Lasse Bergstrôm écrit, dans L’Expressen du 27 décembre 1963 : "Le pas franchi [...] est étonnant [...]. Un poète inspiré peut donc apprendre tant de choses, après un seul film. Ici, toutes les surcharges ont disparu. Le drame s’écoule facilement, et à un rythme qui lui est propre".
Jean Béranger
Jeune Cinéma n°73, septembre 1973
1. "Adalen 31" Jeune Cinéma n°40, juin 1969.
2. "Joe Hill", Jeune Cinéma n°57, septembre-octobre 1971 et Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014.
3. "Le Quartier du corbeau", Jeune Cinéma n°69, mars 1973.
4. Jean Béranger, Le Nouveau Cinéma scandinave, Paris, Losfeld, 1968.
Le Quartier du Corbeau (Kvarteret Korpen). Réal, sc : Bo Widerberg ; ph : Jan Lindeström ; mont : Wic Kjellin ; mu : Giuseppe Torelli ; déc : Ejnar Nettelbladt. Int : Thommy Berggren, Emy Storm, Keve Hjelm, Christina Frambäck, Ingvar Hirdwall, Agneta Prytz, Nina Widerberg, Hugo Tunnbindare, Louise Gustafsson, Fritiof Nilsson Piraten (Suède, 1963, 101 mn).