Après avoir réalisé, en 2018, Mes frères, déjà sur un scénario de Sophie Davout, et, en 2022, un documentaire, Le Chapiteau, Bertrand Guerry, pour son troisième long métrage, trouve, malgré un petit budget et un seul lieu de tournage - l’île d’Yeu -, les moyens de captiver le spectateur par un imaginaire visuel singulier, manifeste dès la première séquence.
La lumière nocturne, engendrée par la pleine lune (cette dernière occupe, quelques secondes, tout l’écran) fait signe vers le conte puisque les premières secondes montrent un être humain (couvert d’une peau d’ours) dont l’identité sexuelle et le visage sont indéterminables. Mais ce film est aussi réaliste : il s’agit de la chronique d’une semaine en septembre, centrée sur la vie quotidienne d’une famille habitant l’île d’Yeu. Malgré une vie tranquille, qui semble heureuse, un membre de cette communauté, Jeanne, dont Jorgen, son mari, est mort noyé, voici dix ans, n’arrive pas à faire son deuil. Après coup, on comprend que sa personnalité est double puisqu’elle incarne, toutes les nuits, la "bête sauvage".
Le film est construit sur l’alternance, narrative mais aussi esthétique (travail sur la couleur bleu gris), entre les scènes nocturnes, un peu fantastiques, réalisées selon la technique de la "nuit américaine" (tourner, de jour, par le biais d’un filtre, des scènes supposées nocturnes), et des scènes diurnes, réalistes. Sa qualité réside sur l’ambivalence de tous les éléments qui le composent. La contemplation de la mer est ainsi, pour Jeanne, l’objet d’un culte privé nocturne, étrange, mais le jour, elle devient le lieu d’un plaisir du corps sans poids dont témoigne l’écran, rempli par l’espace marin et la beauté de la côte ensoleillée. Une scène fantasmatique montre même Jeanne sous l’eau, enlaçant son mari avec une douceur amplifiée par un solo de trompette de Sébastien Blanchon, auteur de la musique du film, dont toutes les interventions sont à saluer - elles n’accompagnent pas certaines séquences mais les introduisent, voire produisent un imaginaire qui s’accorde, sans redondance, au visible.
La mer est cependant aussi un élément traumatique, puisqu’il s’agit du tombeau de Jorgen dont le cadavre, jamais retrouvé, rend l’oubli impossible. Autre exemple d’ambivalence, si l’île est protectrice par son réseau amical et familial, elle peut aussi être perçue comme carcérale et pathogène, le lot de bien des familles. Cette structure traditionnelle est ici marquée par un manque. Outre Jeanne en deuil, fermée à toute relation amoureuse, une mère (Babette) et sa fille (Emma) n’évoquent jamais le mari, ni le père absent, Tom est orphelin de mère (noyée dans le même dériveur que Jorgen), on ne sait pas si le grand-père de Tom est divorcé ou veuf, de même que Suzanne, la touriste allemande avec qui il finit par avoir une relation amoureuse.
L’œuvre est ponctuée de séquences un peu magiques, par exemple, quand les deux cafetiers se transforment en artistes de cabaret, l’un jouant de l’accordéon, l’autre chantant, de façon caricaturale, un slow avec bougies et petite boule à miroirs. Ce film optimiste montre que toutes les limites existentielles sont dépassables, de même que les conflits le sont, par le pardon et la sublimation créatrice ( le court métrage de Tom avec Jeanne et Emma).
Patrice Bougon
Jeune Cinéma en ligne directe
Le bonheur est une bête sauvage. Réal, mont : Bertrand Guerry ; sc : Sophie Davout ; ph : Florian Martin ; mu : Sébastien Blanchon. Int : Sacha Guerry, Sophie Davout, Chris Walder, Cédric Marchal, Myriam Lengaigne, François Thollet, Marie Walder, Colombe de Baillencourt, Thomas Guerry (France, 2025, 135 min).