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Chabrol, Claude (1930-2010) (e)
Entretien avec Gérard Lenne & Dominique Laurent
publié le mercredi 9 juillet 2025

Rencontre avec Claude Chabrol
Jeune Cinéma n°50, novembre 1970

À propos de La Rupture


 


Au cours de cet entretien, la conversation a été d’autant plus libre et détendue que Claude Chabrol avait commencé par nous affirmer, à la manière d’une devise : "Rien ne me choque jamais, je ne suis pas choquable".

Jeune Cinéma : À quoi correspond la rupture que nous croyons déceler entre l’ensemble de vos cinq derniers films et les précédents ?

Claude Chabrol : C’est-à-dire, c’est vachement simple... Il y a des films que j’ai faits parce qu’on m’a demandé de les faire, et d’autres que j’ai faits parce que j’avais envie de les faire, surtout depuis Les Biches (1968). Avant, ça m’est arrivé, mais c’était intermittent. Maintenant je fais ce que je veux. Je veux dire que si je me trompe maintenant, je m’en fous, cela vient de moi. Je suis plus tranquille. Tandis qu’autrefois, je me souviens de certains tournages, par exemple, La Ligne de démarcation (1966)... D’ailleurs, ce qui m’a plu dans celui-là, c’est de tourner dans un village. Mais la connerie du colonel Rémy, c’est quand même au-delà du supportable. Et puis alors Les Tigres, les charcuteries comme ça... Des fois c’est vraiment affreux, parce qu’on fait un film entier pour mettre trente secondes qui vous intéressent.

Jeune Cinéma : Exemple La Rupture... À ce propos, est-ce seulement une boutade ?

C.C. : Ça, c’est ce qui me fascinait le plus. Je veux dire... Je me suis fixé la scène des bonbons, et pour en arriver là j’ai été obligé de faire le reste. Quand il sort son paquet de bonbons, j’y tenais beaucoup ! (rire). Ça me plaisait beaucoup, parce que là c’est le degré de connerie qu’on a rarement vu à l’écran. Mais une chose qui me plaisait bien aussi, c’est que c’était la machination la plus bête de l’histoire du cinéma depuis Assurance sur la mort de Billy Wilder (1944), qui est une machination très très con. Mais celle-là est encore plus con, car elle n’est même pas pour le type lui-même.


 

J.C. : Pour en revenir à la différence entre vos deux périodes, n’y a-t-il pas une distinction à faire entre Le Beau Serge et Les Cousins ?

C.C. : Oui, j’aime bien Les Cousins. Bizarrement, Le Beau Serge c’était un mélange des deux, mais enfin c’étaitt bien moins sincère que Les Cousins ou les derniers. Je visais vraiment des choses très précises, l’avance sur recettes par exemple...

J.C. : Au moment du Beau Serge, vous étiez vraiment chrétien ?

C.C. : Oui, c’est vrai, mais on peut être chrétien et roublard. Et même, au contraire, ça a souvent été de pair. D’ailleurs c’est bizarre ce que vous dites, ce n’est pas tout à fait faux dans la mesure où j’ai bouffé du curé pendant dix ans. Après Le Beau Serge, ça commençait à venir, car de toutes façons on finit par s’éveiller aux choses de la vie ! Je suis resté Monsieur Homais pendant dix ans, mais maintenant plus du tout, j’ai même plutôt tendance à regarder ça avec indulgence. Ceci dit, je me sens bien maintenant pour régler mes comptes avec ces notions-là, la notion de Dieu et tout ça...

J.C. : La critique bien-pensante est en train de vous porter aux nues, depuis Les Biches. Que pensez-vous de cette récupération ?

C.C. : Ah ah ! Ils récupèrent ce qu’ils veulent après tout, je trouve que c’est normal dans la mesure où ce sont des films à caractère moral. Rien de ce qui est moral ne leur est étranger, à ces braves gens. Mais La Rupture est un film qui ridiculise complètement la notion de Dieu, puisque à la fin, la malheureuse dans ses vapeurs identifie un pauvre marchand de ballons à l’Être Suprême. Et d’ailleurs maintenant ils en sont à trouver Dieu partout. Remarquez, il est partout. Par définition ! Nazarin (1959) a bien eu le grand prix de l’Office catholique.

J.C. : Mais aujourd’hui ils ne cherchent plus à récupérer Luis Buñuel, alors que, de votre côté, il subsiste une équivoque.

C.C. : Oui, mais La Décade prodigieuse (1971) ne sera pas récupérable... Si, peut-être...

J.C. : Nous en sommes persuadés !

C.C. : Oui, oui, oui... Quand même, le mec obligé de se suicider à la fin, ce qui est quand même assez drôle ! Mais à partir du moment où on trouve que Nazarin est un grand film chrétien, on peut tout trouver. Tout est dans tout... De toutes façons, ce ne sont pas de mauvaises gens, ils ne font pas ça par méchanceté. Ils ont un besoin de doping. J’aime mieux avoir une bonne critique des curés qu’une mauvaise, parce que par définition j’aime mieux avoir une bonne critique qu’une mauvaise. La critique est utile, elle permet de faire des films. Mais une mauvaise critique peut vous empêcher de faire des films. J’ai fait le premier film entièrement marxiste, c’est Les Bonnes Femmes (1960). Eh bien, je ne me suis jamais fait autant éreinter que par les journaux d’extrême-gauche. C’était une démarche minutieusement marxiste, ce n’était que ça, vraiment minutieux !

J.C. : Le ton chabrolien, par rapport au sérieux, serait donc votre manière personnelle de traiter un sujet non choisi ?

C.C. : De toutes façons, je trouve qu’on ne rigole pas assez à mes films. Je rigole beaucoup plus que les spectateurs.


 

J.C. Même dans La Rupture ?

C.C. : Ah oui, alors ! La demeurée, c’est quand même peu banal. Et il y avait des choses marrantes dans Le Beau Serge. Moi, j’ai plutôt tendance à rigoler. Mais d’un autre côté... j’essaie toujours de faire passer les choses au filtre de la rigolade, même les pires moments... Par exemple, les critiques qui trouvaient que La Rupture c’était grandiloquent par moments, ça m’a fait hurler de rire.
La Rupture, c’est le mélo au sens absolu du terme, c’est un vrai mélo, et le mélodrame ça doit être grandiloquent. Le Boucher ne pouvait avoir que de bonnes critiques, car c’était un principe de récupération d’un monstre, ça ne pouvait que séduire. Si on fait un film sur un méchant qu’on récupère en disant "C’était un homme malgré tout, etc.", les gens disent "Ah, c’est humain !". Alors que Jean-Pierre Cassel dans La Rupture, c’est dur à récupérer. Ça les énerve davantage. Tandis qu’Hélène est vraiment gentille, elle n’est pas ambiguë du tout. L’ambiguïté du film, elle est sur Cassel. Ce qui est amusant, c’est que toute la machination en définitive est une machination contre lui. Ça c’était drôle, il y a comme un côté boomerang.

J.C. : À peu près depuis Les Biches, toujours, vous obtenez un gros succès public, et de la part d’un public qui n’était pas le vôtre auparavant.

C.C. : Oui, j’en suis ravi. Il y a une chose très étrange, je gagne sur les couches populaires en ce moment. Surtout les films à gosses, Que la bête meure, La Rupture... Par exemple, La Rupture marche très bien sur les boulevards, c’est caractéristique quand ça marche mieux sur les boulevards que sur les Champs-Elysées. Pour moi c’est une évolution saine. Parce que moi je n’ai pas du tout l’impression de leur faire des concessions. Je fais ce que j’ai envie de faire, et c’est quand même intéressant d’accrocher le maximum de gens, parce que c’est indispensable dans le cinéma. C’est très facile de faire un gros succès public, mais ça implique certains sacrifices quasiment moraux... Mon rêve à moi c’est de faire un film avec Louis de Funès, par exemple, ça me ravirait !


 

J.C. : Dans vos derniers films, l’aspect policier apparaît comme un point commun.

C.C. : Entre Les Bonnes Femmes (1960) et Ophélia (1963), j’ai fait quatre films de suite qui se sont royalement cassé la gueule. Ensuite, j’ai été obligé de faire des travaux qui ne m’enchantaient pas. Quand j’ai eu la possibilité de faire ensuite ce qui me plaisait, il fallait que je trouve une clé pour cesser d’avoir ces échecs commerciaux. Si Les Biches avait été un échec commercial, j’aurais été extrêmement emmerdé. Alors, il y a une chose qui paie toujours, c’est l’intervention d’un élément policier dans l’intrigue. Je n’ai jamais vu un spectateur s’en aller d’une salie, même s’il avait déjà vu le film, pendant la scène du meurtre. Il y a une espèce de fascination de la mort... Je me suis dit : voilà, si je peux réussir à les accrocher avec cet élément-là, l’affaire est faite, je peux dire ce que je veux, il suffit que je colle un calque policier dessus et ça va tout seul.
Le problème avec l’intrigue policière, c’est qu’il faut la raconter. C’est pourquoi je prends de vieux romans policiers, parce que c’est plus schématique, donc plus vite raconté. Et en plus, j’ai un certain goût du sang, j’avoue, je trouve cela esthétique, je trouve que c’est beau. C’est pas du tout psychologique, c’est plutôt esthétique. J’ai toujours été fasciné par les peintres, surtout par René Magritte, où il y a un côté morbide, ce côté mystérieux qui correspond à ce que j’aime... C’est un bon moyen d’accrocher l’intérêt.


 

J.C. : On peut voir le personnage de Jean-Pierre Cassel comme un symbole du cinéaste. Qu’en pensez-vous ?

C.C. : C’est aller un peu loin. Si j’avais pensé à ça, je lui aurais donné un caractère moins saligaud. Dans mon esprit, c’était l’être disponible. On l’appelle dans le bureau de ce richissime vieillard, et si on lui avait proposé de partir au Biafra, parce qu’il y avait des intérêts là-bas, pour soulager les malheureux, il y serait allé. C’est une question de disponibilité. À partir du moment où on est obligé de fabriquer une machination, il est certain que par moments, on s’identifie soi-même au personnage. Mais pas le public : lui, il s’identifie dès le départ à la fille. Je ne m’identifie pas du tout à Jean-Pierre Cassel, je proteste énergiquement.

J.C. : Pourtant, il joue constamment avec les émotions des autres, et c’est un peu ce que vous faites avec vos derniers films ?

C.C. : Le boulot du cinéaste consiste par moments à donner du recul, et à d’autres moments à coincer le spectateur. Si on ne le coince pas du tout, c’est la catastrophe : c’est lui qui vous coince. On y est obligé. C’est vrai qu’il y avait beaucoup plus de distanciation avant, mais je ne crois pas à un caractère concessif des derniers. Il y a une distanciation dans La Rupture qui est le principe même du mélo, et il fallait vraiment se donner du mal pour ne pas s’apercevoir que c’était un mélo. Le critique qui a dit qu’il y avait trop de grandiloquence et de musique, s’il prend l’origine des mots, il s’apercevra que c’est le mélodrame.


 

J.C. : Vous avez parlé d’un caractère moral de ces derniers films. Nous y voyons des rapports évidents avec la morale langienne.

C.C. : Oui, c’est un peu langien, du point de vue moral. C’est d’ailleurs ce qui m’effraie , parce que c’est un de mes gros problèmes. Quand on se rapproche de la pensée morale ou éthique d’un cinéaste comme Fritz Lang, le problème est très grave parce qu’on est presque obligé de l’imiter parce que la solution qu’il a trouvée au problème est presque toujours la meilleure. En face d’un même problème, on est obligé de le résoudre de la même manière : ça pose des problèmes de style horribles, parce qu’on a tendance à marcher sur les traces. Et c’est bien plus difficile qu’avec Alfred Hitchcock, qui est plus flamboyant. Chez Fritz Lang, il n’y a rien de trop, il faut qu’il n’y ait rien de trop...

J.C. : Par exemple, dans la scène où Hélène revient voir Charles, le rapport bourreau/victime n’est-il pas inversé ?

C.C. : C’est évidemment un moment où elle n’a pas un comportement de sincérité totale, ça c’est sûr. Elle a un comportement plus affectueux que ce qu’elle ressent effectivement. Elle lui dit qu’elle lui a pardonné, ce doit être vrai, on ne peu pas dire quand même qu’elle l’utilise, elle l’utiliserait à quoi ? Elle a une idée fixe, qui est de garder son enfant, c’est à la fois très beau et un peu inquiétant comme toutes les idées fixes. Dans La Décade prodigieuse aussi, vous verrez, il y a deux personnes qui ont des idées fixes...


 

J.C. : Vous avez choisi d’adapter le roman de Ellery Oueen à cause des Dix Commandements ?

C.C. : Oui. Le principe du double retournement de la fin, d’abord le viol des dix commandements, et puis le fait que c’était Dieu lui-même l’instigateur de ce viol, me paraissait très... sympathique. Alors là les chrétiens pourront s’amuser.
Mais ce qui est le plus épouvantable pour les gens de religion, c’est quand il n’en est pas question. Car depuis Les Cousins jusqu’à La Femme infidèle, il n’était plus du tout question de Dieu... Après tout, il existe un nombre considérable de gens pour qui ce sont des choses qui présentent de l’importance, donc il faut chercher à savoir pourquoi, à étudier la question pour voir où est l’effroyable aberration de tout ça. Par ce que c’est complètement aberrant, toutes ces notions dont ils ont besoin, c’est une forme d’aliénation... C’est intéressant de traiter ces questions, nous vivons dans une société qui est complètement catholique, que nous le voulions ou non... Donc, prenons le problème de front, et voyons ce que c’est que ce Dieu dont on nous parle tant.

Propos recueillis par Dominique Laurent et Gérard Lenne
Jeune Cinéma n°50, novembre 1970

* Cf. aussi "La Rupture", Jeune Cinéma n°50, novembre 1970.


La Rupture. Réal, sc : Claude Chabrol, d’après Charlotte Armstrong ; ph : Jean Rabier ; mont : Jacques Gaillard ; mu : Pierre Jansen ; déc : Françoise Hardy & Guy Littaye ; cost : Dany Rayet. Int : Stéphane Audran, Jean-Pierre Cassel, Michel Bouquet, Annie Cordy, Jean-Claude Drouot, Jean Carmet, Catherine Rouvel (France, 1970, 119 mn).



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