C’est un film intense sur le rôle politique de Enrico Berlinguer (1922-1984), secrétaire du Parti communiste italien, entre 1973 et 1978.
1973 : Destruction violente de la démocratie chilienne, montrant que même un gouvernement majoritaire peut être éradiqué par une coalition étrangère.
1978 : Kidnapping et assassinat de Aldo Moro (1916-1978), président de la Démocratie chrétienne, montrant que même des tentatives de"compromis historique", pour prévenir une radicalisation des divisions au sein du peuple, peuvent être mises à mal par une fraction intransigeante (en l’espèce, les Brigades Rouges).

Enrico Berlinguer, né en 1922 à Sassari, fils d’un député socialiste, avait adhéré en 1943 au PCI dont il avait été élu secrétaire général en 1972 sur deux orientations principales : appartenance sans identification au "camps socialiste", et soutien déterminé aux luttes sociales (sur l’indexation des salaires comme sur la défense du droit au divorce, mis en cause par la Démocratie chrétienne. Le PCI était arrivé en tête aux législatives de 1976 (35% des voix) sans que pourtant la nécessité de sa participation au gouvernement soit admise par la DC.

Le film retrace le travail politique quotidien de Enrico Berlinguer, ses concertations dans le Parti, ses interventions dans un contexte institutionnel parlementaire, l’ambiance de violence, ses consultations discrètes avec Aldo Moro, le choc de son enlèvement, l’importance de sa vie de famille, avec sa femme Letizia, l’engagement gauchiste de ses enfants.

On assiste aux débats et discours qui évoquent l’actualité française : pactes de non censure, composition des gouvernements, risques de divisions clivantes des recours aux référendums, incitations multiples à renforcer des camps qui s’affrontent plutôt qu’à inventer des accords... Des bandes d’actualité balisent le film, d’autres sont reconstituées : cette visite à Sofia en 1973 au cours de laquelle il aurait été victime d’un attentat (pour dissidence) imputé au KGB, sa voix puissante dans les immenses meetings enthousiastes du PCI, le dilemme de négocier ou pas avec les ravisseurs de Aldo Moro que lui-même n’aurait pas recommandé… C’est en 1983 que le congrès du PCI renonce à sa "grande ambizione" d’apprivoiser la Démocratie chrétienne, alors que le catholicisme perd en 1984 son statut de religion d’État et que le front syndical se divise après 12 ans d’unité.

Le film rappelle enfin les impressionnantes funérailles de Enrico Berlinguer en 1984, ce cortège de poings levés et signes de croix suivi par Mikhail Gorbarchev comme Marcello Mastroiani, cette estime unanime à son égard pour sa rigueur morale et politique. Quelques années avant l’opération "mains propres" anti-corruption et anti-maffia qui discréditeront quelques leaders de la DC. Le PCI et l’URSS ont été dissous en 1991. Le film n’évoque pas cette dernière décennie, comme si, sur le modèle de Smoking-No smoking (1), il s’agissait de ramener les spectateurs à cette courte période où, peut-être, des bifurcations salutaires auraient été possibles.

Le film a été présenté à Paris en juin 2025, au festival Dolce Vita sur Seine (2), suscitant un intérêt inattendu chez un jeune public acclamant l’intervention enthousiaste du directeur du Centre culturel italien, Antonio Calbi. Comment aborder la politique aujourd’hui face à des pouvoirs insaisissables ? La réponse c’est peut-être celle de Elio Germano en clôture du débat : "La politique, c’est nous, et sans s’abstenir aux élections, c’est à nous de savoir coexister avec les autres". Le film a reçu le David di Donatello 2025, Meilleur acteur pour Elio Germano et meilleur monteur pour Jacopo Quadri.

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Smoking / No Smoking de Alain Resnais (1993) est une œuvre composée de deux films, exploités séparément.

2. Le festival Dolce Vita sur Seine 2025 a eu lieu aux Arènes de Lutèce en entrée gratuite (4-8 juillet 2025). C’est une manifestation jumelle du festival Nouvelle Vague sul Tevere, qui se tient en même temps à Rome. C’est une expression du jumelage entre Paris et Rome qui a eu lieu le 30 janvier 1956.

Berlinguer. La Grande Ambition (Berlinguer : La grande ambizione). Réal Andrea Segre ; sc : A.S. & Marco Pettenello ; ph : Benoît Dervaux ; mont : Jacopo Quadri ; mu : Iosonouncane ; déc : Alessandro Vannucci ; cost : Silvia Segoloni. Int : Elio Germano, Stefano Abbati, Francesco Acquaroli, Fabio Bussotti, Paolo Calabresi, Roberto Citran, Leart Dokle, Federico Pacifici, Francesco Frattini. Et aussi : Giovanni Agnelli, Salvador Allende, Michelangelo Antonioni, Federico Fellini, Mikhail Gorbachev, Marcello Mastroianni, Ettore Scola, Monica Vitti (Italie-Belgique-Bulgarie, 2024, 123 mn).