par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°439, octobre 2025
Sélection En compétition du Festival de Locarno 2025
Sortie le mercredi 15 octobre 2025
Deux films de Radu Jude sortent simultanément : Kontiental’ 25 (1) et Dracula. Ils ont en commun d’avoir été tournés avec un IPhone 15, sans éclairage, peu d’acteurs, une équipe technique réduite. Ils partagent aussi le lieu, la Transylvanie, d’où est originaire le père du cinéaste, une ancienne possession de l’empire austro-hongrois, pomme de discorde entre la Hongrie et la Roumanie. Et terre de fantasmes, puisqu’elle est censée être celle d’un personnage historique particulièrement cruel, Vlad l’Empaleur, comte de Dracula. Le mythe, lancé par le roman gothique de Bram Stoker à la fin du 19e siècle, a nourri le 7e Art : une bonne trentaine de films depuis le Nosferatu de F. W. Murnau (1922).
Pourquoi Radu Jude, qui explore le passé roumain, devait-il à son tour s’y intéresser ? "Ça a commencé comme une blague", répond-il. Il discutait avec des journalistes au festival de Rotterdam de Bad Luck Banging or Loony Porn (2) et constatait leur peu d’enthousiasme pour le sujet. Pour stimuler son auditoire, il lança l’idée d’un nouveau "Dracula", projet auquel il n’avait nullement réfléchi, mais qui, immédiatement, fit mouche. Il faut dire que curieusement le mythe était beaucoup moins vivant en Roumanie que dans le reste du monde. La censure fasciste, puis stalinienne, était passée par là. Le roman de Bram Stoker n’avait pas été traduit. On a "découvert" Dracula après la révolution de 1989, quand le couple Ceaucescu a reçu son compte et que s’est instaurée la transition néo-capitaliste. Le tourisme s’est alors emparé de la Transylvanie, de ses paysages, de ses ours, de ses loups. Une manne pour l’économie roumaine. Toutefois, on n’en resta pas au business. Lors des élections de 2024, le parti d’extrême droite AUR s’appropria la figure de Vlad l’Empaleur.
Radu Jude était placé devant le problème de la narration. Sans vouloir rivaliser avec les films "plus ou moins stupides de Hollywood ou d’ailleurs", il se proposa de donner un point de vue local. Son film entrecroise deux fils narratifs. On suit d’une part un couple d’artistes circassiens privés de leur gagne-pain, devenant employés dans une citadelle des Carpates. Ils sont chargés de distraire les tour-operators en rejouant l’histoire de Vlad l’Empaleur. Sauf que les rôles sont désormais inversés. Des hordes furieuses pourchassent les fugitifs et tentent de les frapper au cœur. Ces traques d’un kitsch tragi-comique, évoquant à la fois pogroms et courses-poursuites du cinéma muet, sont répétées ad lib. En parallèle, le spectateur est placé devant un auteur sans inspiration ou flemmard, qui a recours à l’Intelligence artificielle pour livrer un scénario.
Celui-ci s’avère être un collage, composé de différents fragments sans lien les uns avec les autres. Contre toute attente, high tech et passé font bon ménage. Le film cite d’ailleurs une phrase de Ludwig Wittgenstein, citant Johann Nestroy (3) : "Le progrès a ceci de particulier, qu’il semble plus grand qu’il ne l’est réellement". Peut-on parler de progrès en art ? L’influence revendiquée par Radu Jude est celle des structures ouvertes du roman picaresque. Le récit progresse par digressions et régressions sur le mode de Don Quichotte, de Jacques le fataliste qui sont expressément cités, et de Tristram Shandy, une littérature d’avant le roman psychologique, ou La Comédie humaine de Balzac. Le dialogue en est une forme privilégiée. L’humour est omniprésent, souvent de type rabelaisien. On sent le goût de Radu Jude pour la littérature populaire, sans psychologie, sans tragique, sans horreur véritable, sans mélodrame. On perd quasiment Dracula dans l’affaire. Le vampire est devenu "celui qui suce le sang de la littérature", qui "se nourrit des productions artistiques humaines". Radu Jude recourt aux procédés propres au théâtre moderne, faisant jouer plusieurs rôles aux mêmes acteurs. Il revient au texte, donnant au spectateur l’illusion que défile devant ses yeux un livre d’images. Il arrive aussi qu’il pratique l’hybridation entre fabliau et farce, comme dans le conte du paysan qui fait pousser des sexes masculins sur les arbres, avant de vendre le fruit de sa récolte à des dames d’un certain âge.
"L’œuvre de Radu Jude marque aujourd’hui l’une des plus éclatantes manifestations de langue vulgaire à l’écran", écrit Matthieu Macheret (4). La langue est triviale, voire grossière, à en juger par les seuls sous-titres où le vocable "bite" est toujours en bonne place. Sans parler de l’énergie avec laquelle les jurons sont éructés. À l’éloquence populaire répondent des renvois à la culture dominante, comme en témoigne un autoportrait de Rembrandt, affublé d’un bandeau, comme celui qui orne le front de Vlad l’Empaleur dans son tableau officiel. Ou le canapé de Salvador Dali, miroir grossissant des lèvres de Mae West où se célèbrent les orgies. On prononce aussi les noms de Martin Heidegger, de Emil Cioran, de Mircea Eliade, bêtes noires du cinéaste en raison de leurs sympathies fascistes et nazies.
Il règne dans cette appropriation du mythe une grande liberté de la parole, de l’image, du rythme. Dracula est un film irrévérencieux, frénétique, célébrant le héros de légende et l’éros désinhibé. Cela dans une joie de vivre non-exempte de violence, qui contraste avec Kontinental’ 25, film travaillé par la mauvaise conscience et la culpabilité. Deux moments d’émotion dans ce film hénaurme, dans ce capharnaüm. Le premier se situe après un épisode pornographique - et assez longuet. Sort alors du ChatGPT une "histoire à la Tchekhov" : une jeune travailleuse de kolkhoze a cédé aux avances du gaillard qui vient collecter le lait. Elle s’en croit payée de retour et apprend qu’il l’a trahie. Elle saute alors de son camion, et s’empale, littéralement, le cœur brisé. Et il y a la séquence finale où une adolescente est embarrassée par la présence de son père à la fête de l’école. Celui-ci n’a pas eu le temps de retirer sa tenue d’éboueur, alors qu’elle doit inaugurer l’événement en récitant une poésie. Un bureaucrate tente également d’éloigner celui qui fait tache dans le tableau, ce père, alias en gilet jaune de la figure baudelairienne du chiffonnier.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°439, octobre 2025
1. "Kontinental ’25", Jeune Cinéma n°439, octobre 2025.
2. Bad Luck Banging or Loony Porn (Babardeală cu bucluc sau porno balamuc) de Radu Jude a reçu l’Ours d’or à la Berlinale 2021.
3. Johann Nepomuk Eduard Ambrosius Nestroy (1801-1862) était un acteur, chanteur et dramaturge autrichien.
4. In Cyril Neyrat éd., Radu Jude. La fin du cinéma peut attendre, Paris, Éditions de l’Œil, 2025.
Dracula. Réal, sc : Radu Jude ; ph : Marius Panduru ; mont : Catalin Cristutiu ; mu : Hervé Birolini, Wolfgang Frisch & Matei Teodorescu. Int : Serban Pavlu, Ilinca Manolache, Gabriel Spahiu, Alina Serban (Roumanie-Autriche-Luxembourg, 2025, 170 mn).