par Bernard Nave
Jeune Cinéma, n°278, octobre-novembre 2002
Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1977
Sorties le mercredis 7 septembre 1977, 17 juin 2009 et 15 octobre 2025
Parmi tous les films italiens faits sur le fascisme, Une journée particulière occupe une place à part. Pour en sonder la nature, Ettore Scola choisit une perspective originale. Il prend prétexte d’un événement historique, celui de la grande parade militaire organisée lors de la visite de Hitler à Rome. En présentant les actualités d’époque, il ancre son film dans la réalité brute. Et tout au long de cette journée, la radio de la concierge de l’immeuble égrène un commentaire idéologique en contrepoint de ce que vont vivre les deux personnages qui ne sont pas allés assister au défilé.
L’originalité du film réside dans cette mise en marge de l’histoire officielle de deux personnages qui, chacun à sa manière, dévoilent la véritable nature du fascisme. Antonietta (Sofia Loren), la mère de famille, reste à la maison car elle n’a pas de femme de ménage. Elle traîne dans sa démarche la fatigue de six grossesses (une septième lui donnerait le prix réservé aux familles nombreuses), la lassitude d’une vie au service exclusif de son mari et de sa progéniture. Son jardin secret consiste dans la fabrication d’un portrait du Duce réalisé avec des boutons, accroché derrière la porte et d’un album de citations accompagné de photos de Mussolini. Alors quand toute la famille est partie en grande pompe, que tout l’immeuble s’est vidé, le vide de sa vie s’installe, face au ménage qui l’attend dans un silence assourdissant.
C’est son oiseau envolé de la cage qui va lui permettre de rencontrer le voisin lui aussi resté chez lui. Gabriele (Marcello Mastroianni), chroniqueur à la radio, va être déporté, Ettore Scola ne révèle que progressivement les raisons de cette sanction. Quelques détails laissent entrevoir sa situation avant qu’il ne l’explique plus ouvertement à Antonietta avec, en arrière-fond sonore, le discours du Duce. Bien sûr, l’aveu de son homosexualité déclenche d’abord en elle une réaction de rejet, tant cela constitue un contrepoint insupportable après le baiser qu’ils ont échangé sur la terrasse en pliant les draps.
Au-delà de la radio de la concierge qui occupe constamment la bande-son, la présence obsédante du fascisme s’inscrit aussi dans le regard du spectateur par l’architecture et le décor. Toute l’action se situe dans un immeuble romain avec sa cour centrale dans laquelle défilent tous les habitants avec leurs uniformes au moment de partir au petit matin. Uniformité des couleurs tant extérieures qu’intérieures, des vêtements des deux personnages, en particulier d’Antonietta avec son tablier et sa robe qui semblent assortis aux murs de la cuisine. Plus le film avance, plus cette présence du décor sonore et visuel pèse sur le spectateur comme il pèse sur les deux personnages.
D’une certaine manière, la rencontre de Gabriele et Antonietta les conduit à briser ce cadre dans lequel ils étouffent et que la concierge garde comme un relais secret de l’ordre fasciste. Ils doivent passer par la terrasse pour se retrouver lors de la scène d’explication au milieu des draps qui sèchent sur les fils d’étendage. Plus tard, Gabriele s’installe à la table de sa cuisine. Ettore Scola les filme chacun dans l’espace des cadres de porte dans un isolement tragique. Une nouvelle fois, c’est par le franchissement des cadres que s’opère la libération des tabous.
Antonietta finit par s’installer à sa table et, sur le discours d’Hitler, elle lui parle de l’humiliation quotidienne, de son mari qui la trompe avec une institutrice. Dès lors que les barrières sont franchies, leur rencontre peut aller à son terme. C’est Antonietta qui s’approche de Gabriele pour le caresser, l’embrasser, s’allonger sur lui dans sa chambre tandis qu’on entend les applaudissements, les cris et les chants fascistes de la foule. Après cette ellipse, le silence s’est fait avant que tous les habitants de l’immeuble ne reviennent, fourbus.
La force de Une journée particulière réside dans ce choix d’une extrême sobriété tenue d’un bout à l’autre du film et qui lui confère une densité insoutenable. Ettore Scola reste en deçà de l’emphase, pour atteindre à une véritable épure dans laquelle le réel de la voix off de la radio et le fictionnel des deux personnages s’interpénètrent, se contredisent. Tout l’art de la critique passe par cet affrontement bien plus que par un discours de dénonciation. Il suffit à Ettore Scola de confronter les discours officiels et le discours intime pour faire éclater l’omniprésence du fascisme. Cette sobriété atteint son point ultime à la fin du film.
L’arrestation de Gabrielle est vue principalement par Antonietta à sa fenêtre alors que le reste de la famille sombre dans la fatigue de cette journée particulière. Cette mise à distance par le cadre des fenêtres rend l’événement banal, mais en même temps lui confère une forte charge émotive lorsque Antonietta sort de son buffet l’exemplaire des Trois Mousquetaires que lui a laissé Gabriele et commence à le lire. Elle relève les yeux et voit la lumière s’éteindre dans l’appartement de ce dernier. Gabriele descend l’escalier entouré des deux hommes venus le chercher. Ettore Scola fait alors lentement avancer sa caméra pour suivre Antonietta qui éteint, une à une, les lumières de l’appartement et s’enfonce dans le noir de la chambre conjugale.
Si la densité du film tient à la sobriété du scénario et de la mise en scène, elle tient aussi au travail qu’il a obtenu de ses deux acteurs principaux. Au sommet de leur art, Sofia Loren et Marcello Mastroianni donnent à leur personnage une vérité exceptionnelle. Ils oublient totalement les traits de jeu qui les ont rendus célèbres, tout ce qui, dans leur statut de star, aurait pu les encombrer. Sofia Loren tient ici l’un de ses plus grands rôles, dans la sobriété de son jeu, elle incarne cette femme apparemment sans caractère qui découvre en elle des choses qu’elle ne soupçonnait pas. Elle porte ses vêtements de tous les jours, sa lassitude de femme au foyer, son corps fatigué, avec une dignité secrète.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°278, octobre-novembre 2002
Une journée particulière (Una giornata particolare). Réal : Ettore Scola ; sc : E.S., Ruggero Maccari & Maurizio Costanzo ; ph : Pasqualino De Santis ; mont : Raimondo Crociani ; mu : Armando Trovajoli. Int : Marcello Mastroianni, Sophia Loren, John Vernon, Françoise Berd, Vittorio Guerrieri (Italie-Canada 1977, 105 mn).