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Nuages flottants (1955)
de Mikio Naruse
publié le mercredi 15 octobre 2025

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection de l’Asian Film Festival 1956
Prix de la meilleure actrice pour Hideko Takamine

Sortie les mercredis 25 janvier 1984, 1er novembre 2006 et 15 octobre 2025


 


Avant d’être un film, Nuages flottants a été un livre, publié en 1950, de la célèbre et prolifique écrivaine Fumiko Hayashi (1903-1951), son dernier roman. Mikio Naruse l’adapta tout comme il devait porta à l’écran six de ses récits. Bien que les films du réalisateur soient en grande partie des mises en images de textes littéraires, il est assez rare qu’un cinéaste marque une telle prédilection pour un auteur - une auteure – en particulier. Il n’a pas connu personnellement la romancière, ayant commencé ses transpositions cinématographiques après la disparition de celle-ci.
Tokyo année zéro. Yukiko (Hideko Takamine) débarque de Dalat, en Indochine française, où elle travaillait comme dactylo avec les forces d’occupation japonaises. Elle est à la recherche de son amant, Kengo Tomioka (Masayuki Mori), qui lui a promis de l’épouser, alors qu’il est déjà marié.


 


 


 

Nuages flottants contient des éléments que l’on retrouve dans d’autres cinématographies d’après 1945. L’air du temps était à la pauvreté extrême amenée par la défaite, à la noirceur de la ville, aux ruelles sombres, cantines bruyantes, aux échoppes, aux appartements surpeuplés, aux maison basses, vouées à la destruction. Au niveau humain, le film évoque une grande violence, avec un viol, un assassinat, un avortement et le recours à la prostitution pour survivre. Chez les protagonistes, la débâcle entraîne le déclassement. L’ex fonctionnaire des eaux et forêts et doit se recycler dans le commerce du bois. L’ancienne secrétaire ne trouve plus de travail, l’anglais étant désormais exigé. Lui passe ses journées à boire. Elle en est réduite à se laisser entretenir par un GI. Bien qu’on n’entende qu’une fois l’argument : "C’est parce qu’on a perdu la guerre", la brutalité des rapports humains est plus sensible. La politesse et la façade de moralité ne sont plus de mise. Le conflit se joue dans le microcosme des rapports humains et ceux de nos protagonistes frôlent le sadomasochisme. Incapables de continuer, incapables de rompre, ils ne cessent de s’humilier l’un l’autre, ne serait-ce que sur le mode de la moquerie.


 


 


 

Cependant, le caractère mélodramatique est trompeur. La valeur documentaire du film pourtant tourné plusieurs années après les faits narrés est indéniable. Une extrême attention est portée au contexte historique et social. Une époque de changement se dessine, de la façon la plus déplaisante qui soit, avec le personnage du "beau-frère", dont on apprend qu’il a abusé de Yukiko durant des années. C’est un profiteur de guerre qui tente d’abord, par l’intermédiaire de celle-ci, de faire affaire avec l’occupant, puis monte un petit business de gourou, rapidement florissant, censée délivrer ses concitoyens de leur détresse psychologique. Des luttes sociales s’esquissent sur ce fond de misère. Tandis que les deux protagonistes flânent dans Tokyo, ils croisent une manifestation où retentit "l’Internationale". Les rapports hommes-femmes évoluent, signifiés visuellement pour les deux sexes par le changement de costume, passant de l’occidental au traditionnel. Sans grands discours, nous est montrée une lutte pour l’égalité de genre. L’héroïne tient à "se débrouiller toute seule" et Osei, un second rôle, toute jeune épouse qui n’a pas froid aux yeux, de même. Elle refuse de "rester dans ce trou" (une station thermale), et tient à s’échapper pour devenir danseuse à Tokyo. Oseï paye sa hardiesse de sa vie. Yukiko, qui croit en son amour, poursuit, jusqu’à la mort, la recherche du bonheur, sans jamais céder à la résignation.


 


 


 

Mikio Naruse traite de façon inattendue les catégories de temps et d’espace. Dans une des premières scènes du film, alors que rien n’indique un flashback, on passe sans transition, de la capitale grise et froide aux images solaires d’un paradis terrestre. C’est l’Indochine où la jeune femme avait rencontré son amoureux. Ces séquences sont fugaces, interrompues à peine amorcées. Elles désarçonnent le spectateur autant qu’elles l’éblouissent. Elles suggèrent le souvenir que la jeune femme garde du coup de foudre éprouvé. Ce procédé sera repris à la toute fin du film, alors que Yukiko vient de rendre l’âme et que son image réapparaît telle qu’on l’a vue la première fois. Illusion qui joue sur l’émotion du spectateur comme elle traduit la culpabilité de l’amant.


 


 


 

Le déroulement de leur histoire est loin d’être linéaire. On s’interroge y compris sur sa durée. On assiste à des moments de resserrement du temps, tel ce point d’orgue dans la station balnéaire où Tomioka trompe Yukiko ouvertement. Scène d’un érotisme extrême, où tout passe par les regards avec l’autre femme. Les rares moments heureux des deux protagonistes se confondent avec les scènes répétées de déambulation dans la ville, le long des voies ferrées, bras dessus bras dessous, souvent photographiés de dos. "Quand nous marchons, je sens que nous formons un couple", dit-elle.


 


 


 

Un film de mouvement, en mouvement. En épilogue, tous deux prennent le train puis le bateau, lui ayant accepté un poste dans une île lointaine. Elle, épuisée, malade, ne résiste pas aux vicissitudes du voyage. Lorsque Tomioka la trouve sans vie, il contemple son visage, très beau, sur lequel semble posé un masque Nô. Vient alors une scène énigmatique pour les Occidentaux. Tomioka se saisit d’un bâton de rouge qu’il lui passe sur les lèvres. Il transfigure son amante morte en "petit visage" (ko omote), calme et recueilli, au doux sourire caractéristique des très jeunes femmes dans la tradition théâtrale japonaise.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe


Nuages flottants (Ukigumo). Réal : Mikio Naruse ; sc : Yōko Mizuki, d’après le roman de Fumiko Hayashi ; ph : Masao Tamai ; mont : Eiji Ōi ; mu : Ichirō Saitō ; déc : Satoru Chūko. Int : Hideko Takamine, Masayuki Mori, Mariko Okada, Daisuke Katō, Isao Yamagata, Nobuo Kaneko, Chieko Nakakita, Mayuri Mokushiyō, Noriko Sengoku, Fuyuki Murakami, Heihachirō Ōkawa, Yaeko Izumo (Japon, 1955, 124 mn).



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