par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°229, octobre-novembre 1994
Sélection du Festival international du documentaire d’Amsterdam 1995
Prix Joris-Ivens
Sorties les mercredis 12 octobre 1994 et 22 octobre 2025
Le très court métrage qui précède la projection de Délits flagrants dit beaucoup du film et de la démarche de son auteur. Montage est un seul plan, travelling latéral suivant une série de photographies - se rapportant au montage du long métrage. Ce défilement d’images fixes, noir et blanc, s’accompagne d’une bande son, elle-même montage d’ambiances prises en salle de montage. Ces agencements de vues et de bruits traduisent un désir, celui de parvenir à une cohérence globale à partir de fragments. Raymond Depardon photographe, prend, du réel, des miettes. On dira peut-être qu’un film aussi procède de l’inaccompli, de la partie nécessairement incomplète. On le dira mais on n’aura alors pas vu l’essentiel, à savoir qu’en passant de la vue fixe au plan long, on quitte la limitation picturale pour gagner le monde temporel, qui restitue toujours un ensemble. De par ses outils, Raymond Depardon cinéaste reconquiert la dimension la plus précieuse de l’existence, celle du temps. Dès lors, le court métrage aura beau être composé de photographies partielles, et de sons que le dolby éclate, l’impression profonde sera celle de l’unité.
Le long métrage développe magistralement cette thématique primordiale. Le temps y est usé pour vaincre l’espace. Plus le cadre sera contraint, plus la liberté sera grande, dès lors qu’on aura pris le temps, qu’on aura appris à respirer au rythme d’une durée véritable. Seul le cinéma permet de s’installer ainsi dans un déroulement, d’apprivoiser le temps de l’autre, c’est-à-dire sa vie. Les face-à-face que l’objectif enregistre perdent leur potentiel de blocage binaire, grâce à l’altérité éminemment subversive (car hors certitude) qu’est le point de vue du cinéaste, troisième terme d’une dialectique réelle. La confrontation entre celui qui a enfreint la loi et celui qui représente l’ordre est restituée, mais modifiée par cet invisible côté du triangle dramaturgique. Cette troisième place est multiple : d’abord celle du cinéaste, puis celle des spectateurs. La perception circule, créant l’espace du film en fonction du temps. C’est le temps - pris, puis donné - qui est la clef de cet échange constant. Le spectateur a toute liberté pour essayer les diverses formes d’empathie possibles. On s’identifie simultanément aux acteurs de ces petits drames de la tragi-comédie humaine.
La force du dispositif est considérable. C’est que la simplicité, alliée à la persévérance, triomphe des obstacles. Au début, les repères semblent nets. Il y a d’un côté ceux qui ne peuvent parler qu’en leur nom, les coupables, et de l’autre ceux qui se font l’organe dépersonnalisé de la volonté du peuple. Des corps face à un discours. De fait, les délinquants portent en leur corps plaies et bosses, cicatrices de vies mutilées. Ils maîtrisent mal l’ordre du discours, ils ne manifestent que leur présence fragile. De l’autre côté de la barrière, l’homme de loi vit de sa toute-puissance. Il sait manier toutes les ficelles du discours, soit pour enfoncer l’autre - jusqu’au jeu de mot : "Vous avez pris... la fuite" -, ou l’aider à jouer avec les codes, par la rhétorique, seule arme efficace, l’avocat ne s’occupant que de la cohérence et de la vraisemblance. Entre ces deux mondes, un abîme : celui d’une poignée de main impossible, esquivée à jamais.
Déjà un tel constat est salutaire. Il permet de mesurer les codes qui régissent le lien social. Raymond Depardon filme le tissu social, et ses déchirures, ses fractures. Entre la séropositive qui ment désespérément et les trois visages successifs de l’institution (l’enquêtrice, le substitut et l’avocat), l’écart est criant. Et le rire naît de cette béance même. On a les garde-fous qu’on peut. Première phase. Humble et obstiné, Raymond Depardon va au-delà de ce constat. Peu à peu - c’est le cœur même du cinéma que cette métamorphose temporelle -, le film crée quelque chose d’autre. Et le miroir peut se renverser. Le prévenu n’est plus un cas isolé. On se rend compte que lui aussi, à sa façon, est parlé par un groupe. La cohérence des inculpés est certes plus difficile à distinguer, mais elle existe. Eux aussi dépassent, même sans s’en rendre compte, le constat de leur cas, pour dire quelque chose de la vérité d’un ensemble. Inversement, le représentant de la loi s’humanise. Il dépose son masque, il s’incarne - en une voix, des inflexions, des postures concrètes. Et des états d’âme, qu’on devine, implicites. À ce stade, le spectateur est renvoyé à lui-même, et à son rôle - dans la fiction qu’est tout documentaire, puis dans la vie.
C’est le grand mérite du film que d’arriver sans didactisme aucun à cette instruction civique. Le spectateur de Raymond Depardon est nécessairement citoyen. Ce que la télévision aurait dû faire (si elle avait été rossellinienne, bazinienne), un certain cinéma "transversal" l’opère à sa façon. En lieu et place du prêt-à-digérer télévisuel, de l’insipide surgelé des chaînes fascisantes, un film de Raymond Depardon fait l’effet d’une viande crue, que le spectateur se doit d’accommoder lui-même. Le travail culinaire ne se fera pas tout seul, mais le plaisir (d’une intelligence, d’un goût retrouvés) n’en sera que plus grand. Et la nutrition remplace heureusement la consommation de type stupéfiant. Le simulacre de réel qu’impose la norme télévisuelle s’apparente directement à la prise de drogue, substitut illusoire et toxique du monde. En refusant le simplisme oppressif du dispositif télévisuel, Raymond Depardon réinstaure la saine complexité qui implique la participation active du spectateur citoyen -, et ce même si des chaînes ont financé son film.
Délits flagrants est évolutif. Loin des fixités des certitudes, il réinvente l’espace du questionnement. Chaque plan de l’édifice pose de nouvelles questions. On se trouve entre l’architecture (le film a son portique, ses corps de bâtiment, des allées, ses antichambres, ses portes, son extérieur et ses intérieurs, son fronton) et la musique (tout y est affaire de modulation). Ça circule, ça traduit, ça bouge, même si le regard hâtif ne percevra faussement que paquets immobiles. Les psy trouveront leur bonheur en identifiant dans ces arrière-cours du monde le duo étrange du ça et du surmoi, sous les yeux d’un moi polymorphe. Les politologues réfléchiront sur cette formule extraordinaire, lâchée au cours d’un interrogatoire :"Se rebeller, ça veut dire ne pas se laisser faire". Et l’on cherchera longtemps l’équilibre entre l’absolue nécessité de la loi et la non moins impérieuse vérité de la révolte. Les mélomanes entendront la terrible musique de chambre qui se joue dans la plus exiguë des chambres d’écho du corps social : hypothèse sismique du film. Les moralistes disserteront sur l’irresponsabilité montante et la décomposition des principes éthiques. Les réalistes sentiront la douche froide de ce voyage au bout des implications des actes réels. Les scientifiques doseront le in vivo et le in vitro de cette expérience limite. Les ethnologues chercheront à départager sauvageries et civilisations. Enfin les linguistes trouveront dans ce film d’utilité publique matière à fructueuses théories sur les niveaux de langage. Raymond Depardon, ou l’encyclopédie de la vie.
Philippe Roger
Jeune Cinéma n°229, octobre-novembre 1994
Délits flagrants. Réal, sc, ph, mont : Raymond Depardon ; ph : R.D. & Nathalie Crédou ; mont : Camille Cotte, Roger Ikhlef & Georges-Henri Mauchant ; son : Claudine Nougaret. Avec Michèle Bernard-Requin, Marc Pietton, Gino Necchi, Bruce Aoudaï, Pierre-Olivier Sur (France, 1994, 109 mn). Documentaire.