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Muriel Leferle (1996)
de Raymond Depardon
publié le mercredi 22 octobre 2025

par René Prédal
Jeune Cinéma n°237, mai-juin 1996

Sorties les mercredis 31 mars 1999 et 22 octobre 2025


 


Pour réaliser Délits flagrants (1), Raymond Depardon avait filmé les interrogatoires de 86 personnes pour en sélectionner 14 dont il avait d’ailleurs écourté quelque peu chaque prise. Cette fois il donne à voir, sans aucune intervention, la totalité des rushes enregistrés concernant l’une de ces 14 prévenus : Muriel Leferle. "Je ne l’ai pas choisie par sympathie, c’est la caméra qui l’a choisie", dit le cinéaste. "On me reproche souvent de privilégier les temps forts ou de monter en épingle les temps faibles par des effets de montage. En diffusant l’intégralité des auditions de Muriel, sans couper, j’ai voulu montrer que la force des images peut venir des gens que l’on filme, tout simplement". L’expérience est passionnante et tout cinéphile se réjouira de pouvoir ainsi saisir au plus près la nature exacte du "travail" de Raymond Depardon au montage, mais - la modestie sincère du réalisateur déclarant en quelque sorte que tout est déjà dans les rushes devrait-elle en souffrir - on ne croit pas que la force de Muriel soit aussi grande dans ce film que dans Délits flagrants.


 

Remarquons d’abord que Raymond Depardon parle fort justement de la force des images (enregistrées) et non du réel lui-même. De fait, la rigueur du dispositif minimaliste dans lequel il enferme ses personnages décape au tournage l’aspect courtois des interrogatoires pour en pointer la violence foncière en même temps qu’il saisit chaque prévenu dans sa vérité première. Indépendantes du montage, ces qualités demeurent évidemment visibles dans Muriel Leferle, mais doivent autant au cinéaste qu’à la protagoniste et ne plaident donc nullement en faveur d’une prétendue transparence du médium film que le"direct" serait sensé devoir préserver.


 

De plus, le cas de Muriel était déjà privilégié dans Délits flagrants. En effet, alors que les 13 autres personnes n’apparaissaient que quelques minutes chacune face au substitut du procureur, seule Muriel était vue trois fois, puisque déjà filmée auparavant lors de son entretien avec l’enquêteuse de police, puis suivie également devant son avocat. Provenant aux trois quarts du film, ce traitement particulier donnait à la jeune toxicomane une valeur exemplaire en même temps que Raymond Depardon cassait le caractère implacable des partis pris de filmage à l’œuvre dans le reste du documentaire, rompant le rythme répétitif pour ouvrir davantage les vannes de l’humain, qui allait, dès lors, apparaître d’autant plus étouffé par la reprise finale du procédé. La séquence fonctionnait ainsi à plusieurs niveaux qui s’enrichissaient l’un l’autre, offrant paradoxalement à la fois la quintessence et quelque part, néanmoins, la contestation de tout le film.


 

Semble-t-il piégée et prête à dire la première fois la vérité sur ses virées en voitures de sport volées, elle se rétractait ensuite dans le bureau du substitut avant d’apprendre sa leçon avec l’avocat chargé d’élaborer une stratégie efficace de défense. Mais ces variations de statut (confession, refus du dialogue, travail de persuasion) ne se réduisaient pas pour autant à quelque séduisante variation sur les notions de vérité, mensonge et vraisemblance. Certes l’enquêteuse cherche l’aveu tandis que l’avocat lui conseille de mentir effrontément pour fléchir ses juges, mais le tableau composé par le professionnel de la défense (22 ans, toxico, prostituée, séropositive et terrorisée à l’idée de pouvoir se retrouver en prison où elle n’est jamais allée) n’est-il pas finalement plus juste que celui de la policière (voleuse expérimentée et dangereusement borderline) ?


 

On peut encore lire Muriel Leferle de cette façon, mais sans la caisse de résonance des autres dépositions, et surtout déployé en trois actes de manière trop classique pour dépasser le portrait psychologique attendu d’une pauvre jeune femme en perdition, hélas déjà vu bien des fois sous cette forme. De plus la fin abrupte, c’est à dire le manque de conclusion - Muriel a-t-elle été ou non incarcérée ? -, et d’épilogue - qu’est-elle devenue depuis ? - semble injustifiable. Ainsi a-t-on pu croire nécessaire d’expliquer dans une courte présentation (2) que Muriel a purgé trois mois de prison et que c’est à l’occasion d’une récidive que Raymond Depardon a pu la retrouver et obtenir son accord de diffusion. En effet, il manque quelque chose à Muriel Leferle alors qu’il ne manquait rien à Délits flagrants, car le sujet était ailleurs et les images enregistrées pour cerner le fonctionnement de la machine judiciaire ne pouvaient pas servir telles quelles à un tout autre dessein : celui de donner à voir quelques moments d’un destin individuel. L’intensité du regard de Raymond Depardon conserve certes à Muriel Leferle une réelle valeur de témoignage, mais le montage de Délits flagrants, en déplaçant le problème et en travaillant un ensemble polyphonique, creusait le sens et permettait d’inscrire dans le film même la dimension réflexive que Muriel Leferle laisse entièrement à la charge du téléspectateur (3).

René Prédal
Jeune Cinéma n°237, mai-juin 1996

1. "Délits flagrants", Jeune Cinéma n°229, octobre-novembre 1994.

2. Dans Télérama.

3. Le film est passé sur Arte (production maison) le 21 mars 1996.


Muriel Leferle. Réal, ph : Raymond Depardon ; mont : Roger Ikhlef, Camille Cotte, Georges-Henri Mauchant (France, 1996, 70 mn).



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