par Pierre Joyet-Tourdes
Jeune Cinéma n°188, mai 1988
Sorties les mercredis 2 mars 1988 et 22 octobre 2025
Quelques minutes avant le début de son film, Raymond Depardon s’adresse à nous dans un petit court-métrage en noir et blanc où il figure assis en un long plan séquence, au milieu de ce qui doit être un désert qu’il connaît bien, quelque part en Afrique. Il nous parle de lui, de ses envies, du temps qu’il met à avoir envie, des endroits où il aimerait être ou retourner, des films qu’il faut qu’il fasse, qu’il va faire, de ce qui l’entoure à l’instant précis où il s’adresse à nous. Il parle, et tout en parlant son regard se détourne de la caméra.
Assis, menoté, les pieds entravés sur une chaise roulante, un homme refuse violemment qu’une psychiatre s’entretienne avec lui. Il l’insulte, refusant toute coopération. Finalement la jeune femme ayant épuisé toutes les solutions décide de l’abandonner à son sort en le remettant aux policiers qui le lui avaient amené. Elle sort, laissant l’homme seul avec un stagiaire de l’hôpital, et Raymond Depardon derrière sa caméra. Suit un instant de flottement qui devient un instant privilégié pour nous. Quand l’homme s’adresse à Raymond Depardon en une confession rapide mais douloureuse, tant celui-ci, en cet instant en vient à constater l’échec de sa vie, comme cela, simplement, en quelques mots sur deux phrases : "Bon, écoutez... je sais que j’ai joué, j’ai perdu... je suis prêt à ce que vous voulez... j’ai perdu ma vie... ". Ce terrible aveu, le cinéaste l’enregistre et nous le délivre simplement, avec pudeur.
Urgences est un film sur la pudeur, la pudeur de ces hommes et de ces femmes blessés dans leur être. C’est un film sur la distance, la distance qu’il existe entre nous. Nous, c’est aussi eux. Ces personnages (six femmes et sept hommes), que Raymond Depardon a rencontrés aux urgences du service psychiatrique de l’Hôtel-Dieu à Paris, ne sont pas ce que nous pourrions appeler des malades mentaux ou des déments, simplement l’équilibre fragile qui les maintenait, un jour, les a abandonnés, et tout a basculé. Le conducteur de bus éclatant en sanglots Place de l’Opéra et abandonnant son bus plein à craquer. Et la jeune femme enceinte cédant à ses nerfs en brisant pour la troisième fois la vitrine d’un café suite à une querelle à propos d’un animal qu’on maltraite devant elle, nous éclairent devant ce qu’elle appelle, entre deux sanglots "la stupidité de la vie".
Nous, c’est vous et moi. Ces personnes nous sont très proches et nous ressemblent étrangement, dans le sens où tout le rituel de la société tel que nous l’entendons et nous le concevons dans nos rapports avec les autres, de l’éternel "faire semblant" de la comédie humaine que nous interprétons avec plus ou moins de bonheur chaque jour qui passe, nous maintient en un relatif équilibre que nous assumons mais qui pourrait, au vu d’une circonstance ou d’un événement particulier nous faire chavirer à notre tour.
Raymond Depardon nous montre l’intérieur et l’extérieur des lieux et des âmes : des couloirs blafards où l’on attend, l’étonnante liberté d’un malade confessé auparavant devant nous, passant devant la caméra, souriant, faisant un signe rapide puis disparaissant ; les pleurs d’un homme abattu, épuisé, après s’être confié ; ceux d’un autre à qui l’on dit d’attendre et qui attend, et puis à qui finalement l’on donne un médicament et qui l’avale ; du ballet rapide de policiers aveugles et blasés, triste plan dans la cour de l’hôpital de ceux-ci traînant de gré et puis de force (à terre) une alcoolique que l’on vient d’entendre hurler sa détresse.
Urgences est un film d’exigence, obligeant à nous pencher sur autrui, nous faisant relever la tête, simplement. Raymond Depardon filme et réussit ce que beaucoup ont du mal à seulement imaginer. Son cinéma c’est lui-même et rien d’autre. Il suffit d’entendre cette femme apparemment épuisée, s’adressant d’une voix douce à la seule interlocutrice de la pièce, Claudine Nougoret, la preneuse de son du film. Tournée vers elle, elle parle : "Je suis fatiguée... je suis infirmière en pédiatrie, je travaille dans une crèche... mais je ne supporte plus les enfants, pourtant j’aime bien les enfants. J’ai été violée, c’est comme cela que j’ai eu mon enfant... voilà... je suis fatiguée, si fatiguée..." Personne n’invente de telles phrases.
Pierre Joyet-Tourdes
Jeune Cinéma n°188, mai 1988
Urgences. Réal, ph : Raymond Depardon ; mont : Roger Ikhlef ; son : Claudine Nougaret (France, 1987, 197 mn). Documentaire.