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Une vie ordinaire (2024)
de Alexander Kuznetsov
publié le vendredi 31 octobre 2025

par Nicole Gabriel,
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle En compétition du festival de Nyon, Visions du Réel 2024
Mention spéciale du Jury de la Compétition nationale

Sortie le mercredi 29 octobre 2025


 


Une vie ordinaire de Alexander Kuznetsov (1) est le dernier volet d’une trilogie, après Territoire de l’amour (montré pour la première fois à Lussas en 2010) et Manuel de libération (Prix du Jury à Visions du Réel, à Nyon en 2016). Les trois documentaires sont consacrés à l’observation au long cours de deux jeunes femmes russes, Katia et Ioulia, originaires de la région de Krasnoïarsk en Sibérie. Elles vivent dans une institution dont elles tentent de s’extraire. Interrogé à propos de la liberté, "question russe et universelle", le cinéaste cite un vers de Pouchkine : "Dans la Sibérie profonde, garde la fierté et la patience" (2). Avec ce dernier film, le documentariste considère avoir mené à son terme cette observation au long cours : "Je pense qu’il est temps maintenant de libérer Ioulia et Katia de ma présence avec la caméra dans leur vie actuelle !".


 


 


 

L’une a été abandonnée à la maternité dès sa naissance, l’autre était en conflit avec sa mère et fuguait. Elles ont été confiées à un "internat", l’institution psychiatrique de Tinsk, qui sert d’orphelinat, d’EHPAD, d’asile pour malades mentaux. Elles y sont restées onze ans, sans la possibilité de sortir, privées de leurs droits civiques, avec interdiction de se marier et d’avoir un enfant. Ioulia travaillait à la cuisine, Katia tentait de joindre l’utile à l’agréable, faisant du théâtre et du piano tout en apprenant la peinture en bâtiment. Il n’y a en aucun cas une vision misérabiliste de l’institution, qui est, au contraire, pimpante, toute pleine de laptops dernier cri. Les surveillantes sont plutôt braves. Mais Ioulia et Katia ont mené une lutte patiente et obstinée contre leur enfermement et comparu devant des légions d’administratifs et de psychiatres brandissant des dossiers. Un goulag soft. Seule Katia a osé interroger les magistrats sur les raisons les autorisant à la priver de ses droits civiques. Katia, plus prudente, a simplement sollicité un travail, un toit, un mari, des enfants. Elle sort la première.


 


 


 

C’est surtout sur elle que le film se focalise. En un rien de temps, elle se trouve un appartement, et un mari, mutilé de guerre. Ils n’échangent pas un mot sur ce sujet, qui dans le film a été esquissé en ouverture, avec une manifestation contre l’invasion de l’Ukraine, brutalement réprimée. Et notre héroïne a, coup sur coup, deux garçons. On a droit aux échographies, aux accouchements qu’elle endure stoïquement. Elle passe beaucoup de temps avec ses enfants au point où l’on se demande si elle travaille encore ou si elle n’est plus que "femme d’intérieur". Était-ce là son rêve ? Il semble que oui.


 


 


 

Absorbée par son conflit avec l’institution, Ioulia était insensible à ce qui se déroulait à l’extérieur. Une fois dehors, protégée par les quatre murs de son foyer, elle est livrée aux écrans de télévision qui ornent l’appartement, aux flux de propagande qui retransmettent les défilés militaires et les commémorations nationales.


 


 


 

Même les dessins animés sont envahis par des images d’avions qui lâchent des bombes. "Soyez soldats, vous voyez comme vous serez honorés après votre mort", dit-elle à ses garçons qui ne savent pas encore parler. Le père, plus terre à terre, tente de leur inculquer une autre façon de voir : "L’armée, c’est la planque. Tu y entres à 18 ans et à 38, tu es à la retraite".


 


 


 

Dans la séquence finale est repris un motif déjà apparu dans l’institution qui faisait fonction d’orphelinat, d’EHPAD et d’hôpital psychiatrique : une danse de saint-Guy où tout le monde se donne la main. Dehors, en pleine ville, un tout jeune soldat en uniforme se livre à une semblable gesticulation. La Russie de Vladimir Poutine perçue comme un asile de fous.


 


 


 

Le point de vue ukrainien a souvent été défendu par le cinéma documentaire, au premier chef par Sergeï Loznitsa. Tout récemment est sortie une fiction, Honeymoon de Zhanna Ozima (2024) (3), qui prend le parti des "bobos" occidentalisés de Kiev. Une vie ordinaire nous livre, au moins partiellement, une vision de faits dont nous ignorions à peu près tout et que nous nous expliquions mal : la perspective russe, celle d’un peuple aveuglé par l’omniprésence du thème de la guerre, victime à la fois du culte du chef et de celui du sacrifice.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

* Cf aussi "Entretien avec Alexander Kuznetsov", Jeune Cinéma en ligne directe.

1. Alexander Kuznetsov est né à Krasnoïark en Sibérie en 1957 et a longtemps été photojournaliste. Il ne doit pas être confondu avec l’acteur du même nom, Alexandre Kouznetsov, né en 1992 à Sébastopol, installé en Grande-Bretagne depuis 2022.

2. Entre temps, Alexander Kuznetsov avait signé Territoire de la liberté (2014), étonnant tableau d’un apprentissage de la liberté dans les bois, par la vie en communauté, le chant, la danse, l’escalade.

3. "Honeymoon", Jeune Cinéma n°439, octobre 2025.


Une vie ordinaire (An Ordinary Life). Réal, sc : Alexander Kuznetsov ; ph : A.K., Konstantin Selin, Yulia Kuznetsova ; mont : Konstantin Selin & Luc Forveille (France-Suisse-USA, 2024, 94 mn). Documentaire.



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