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Kuznetsov, Alexander (né en 1957) (e)
Entretien avec Nicole Gabriel
publié le vendredi 31 octobre 2025

Rencontre avec Alexander Kuznetsov
À propos de Une vie ordinaire (2024)
Jeune Cinéma en ligne directe


 


 
L’image de la Sibérie
 

Jeune Cinéma : Vous présentez une Sibérie inhabituelle pour qui connaît le pays à travers les Souvenirs de la maison des morts de Fedor Dostoïevski (1862), les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (1966), L’Archipel du Goulag (1973) d’Alexander Soljenitsyne (1973).

Alexander Kuznetsov : Et Michel Strogoff  ?

J.C. : Vous avez absolument raison !

A.K. : Jules Verne a écrit notre Comte de Monte Cristo. C’est aussi un conte de fées.
Quant à moi, toute ma vie, j’ai été photo-reporter. Mes images étaient publiées dans National Geographic. C’était de "belles" représentations de la Sibérie. Mais, pour moi, il était très important de capter la vie réelle des gens. Et, pendant la Perestroïka, il a été possible de prendre des photos de tout. Tout ce qui n’était pas autorisé auparavant devenait réalisable.


 

J’ai pris des gens en train de manifester et photographié des meetings. J’ai aussi une série de photographies de gens en prison. Avec un collègue de l’agence Magnum, j’ai eu la possibilité de faire des photos dans toutes les colonies et dans toutes les prisons de Sibérie. Le photographe Carl De Keyzer (1) prenait des photos esthétiquement très réussies, moi je photographiais des gens en montrant leur souffrance. Je portais le même regard que Alexandre Soljenitsyne (1918-2008 ou Varlam Chalamov (1907-1982). Ensuite, il me restait à traiter le sujet de l’asile psychiatrique.


 

J.C. : Mais c’est une ode à la joie que vous faites entendre dans Territoire de la liberté.

A.K. : C’était la première fois que je découvrais un asile psychiatrique. C’était en 2006. Le directeur de l’établissement, un personnage très important, habituait les "malades" à la liberté, par la vie en plein air, par le chant, la danse et l’escalade. C’est lui qui, dans le film, entame une discussion sur la liberté et sur le principe de l’aide mutuelle. Le tournage a duré une semaine, trois jours en été, sept en hiver. Après, je n’ai plus été autorisé à filmer. En 2013, suite aux changements en Russie, ce directeur a été licencié.


 

 
La Trilogie
 

A.K. : Elle est composée de Territoire de l’amour (Territorialioubvi), Manuel de libération (We’ll Be Alright), et Une vie ordinaire (An Ordinary Life). En 2013, on préparait déjà les deux premiers volets. C’est une observation au long cours de deux jeunes marginales, privées de leurs droits, qui se débattent avec l’administration pour sortir de l’enfermement. Manuel de libération est un manuel visuel, qui détaille les étapes à franchir. Et ça a marché. En 2016, notre gouvernement régional a réuni les directeurs d’établissements psychiatriques pour leur montrer le documentaire. Il a été utile.


 


 

Mon style est le même dans tous mes films. J’en fais partie. Tantôt on me voit, tantôt on ne me voit pas. Mais on m’entend. C’est toujours mon regard à travers la caméra. Quand je filme, c’est sous forme d’immense métaphore, une métaphore poétique. Ma manière n’est pas sèche, toujours émotionnelle, compassionnelle.


 

J.C. : Et à propos de Une vie ordinaire ?

A.K. : Ce qui est présent dans le quotidien de tous les Russes, c’est le culte de la victoire. Tout le monde pense que nous sommes une grande nation. Une fois sorties, Ioulia et Katia se fondent dans cette masse qui célèbre le 9 mai, quand tout le monde est dans la rue, avec des banderoles, des photos du grand-père. Mais c’est une fête. Quand j’étais petit, c’était la même chose. Dans les cours de musique, on apprenait des chants patriotiques. La guerre est en nos mémoires, mais on n’y pense pas. Elle n’a pas de réalité.


 

J.C. : Pouvez-vous nommer vos influences cinématographiques ?

A.K. : Léon Tolstoï ! Ma base cinématographique est la littérature. Son œuvre est très cinématographique. Si je devais réaliser une œuvre de fiction, ce serait une adaptation de Hadji-Mourad (1917) (2). Ce qui est important, c’est d’avoir des personnages qui évoluent. Parmi les cinéastes que j’aime, il y a Andreï Tarkovski (1932-1986), Ingmar Bergman (1918-2007) et Alexeï Guerman (1938-2013). J’ai vu tous leurs films et peux les revoir encore et encore.

Propos recueillis par Nicole Gabriel
Le 27 octobre2025, au siège de Anyways

* Cf. aussi "Une vie ordinaire", Jeune Cinéma en ligne directe.

1. Le photographe belge Carl De Keyzer est né en 1958 et a intégré l’agence Magnum en 1994.

2. Le récit de de Léon Tolstoï Hadji-Mourad a été écrit entre 1896 et 1904, et est paru à titre posthume en 1912. Le texte complet n’a été publié qu’en 1917. Son héros est Hadji Murad (1795-1852), un des chefs de la résistance des tribus musulmanes du Caucase à l’expansion russe aux 18e et 19e siècles.


Une vie ordinaire (An Ordinary Life). Réal, sc : Alexander Kuznetsov ; ph : A.K., Konstantin Selin & Yulia Kuznetsova ; mont : Konstantin Selin & Luc Forveille (France-Suisse-USA, 2024, 94 mn). Documentaire.



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