De Camus à Ozon : continuité et différence
par Patrice Bougon
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2025
Sortie le mercredi 29 octobre 2025
Rendre compte d’un film adapté, de façon parfois approximative, d’un roman ou d’une pièce de théâtre ordinaires est une chose, mais lorsqu’on aborde l’adaptation cinématographique de L’Étranger, publié en 1942, roman que tout Français a, plus ou moins, lu au lycée, notre vision ne peut faire l’économie d’une comparaison, même partielle, entre le film et le livre. Occasion de relire ce roman, plus ambigu qu’il n’y paraît, et qui, pour cette raison même, échappe à toute lecture idéologique simplificatrice tout comme, par exemple, la nouvelle de Albert Camus intitulée L’Hôte (1). Même si le roman est connu, il n’est sans doute pas inutile d’en rappeler brièvement l’intrigue et la composition, puisque François Ozon, tout en étant très fidèle au texte et à son esprit, le modifie parfois, par exemple, en déplaçant la première phrase du livre, "Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas", pour lui substituer une autre première phrase en l’ouverture, "J’ai tué un Arabe", afin d’amplifier l’importance de la communauté musulmane pour le récit.
Meursault (Benjamin Voisin), jeune employé sans ambition, paraît insensible lorsqu’il va voir la dépouille de sa mère, décédée la veille, dans l’hospice où il l’a placée quelques années auparavant. Peu après, il rencontre, par hasard, lors d’une baignade, une ancienne collègue secrétaire, Marie (Rebecca Marder.) Ils vont au cinéma, puis couchent ensemble.
Par ailleurs, Meursault, malgré son peu de goût pour les relations sociales devient, un peu malgré lui, le copain de son voisin Raymond Sintès (Pierre Lottin) qui, pourtant, frappe sa maîtresse "mauresque". Meursault a un autre voisin, un vieil homme, Salamano (Denis Lavant), désespéré d’avoir perdu son chien alors même qu’il ne cessait de le battre à chaque promenade. Raymond invite le couple au bord de la mer et c’est là que le crime de l’Arabe par Meursault a lieu, sans qu’il y ait préméditation, un peu par hasard. Meursault est condamné à mort, mais semble indifférent à son sort.
Adapter un roman vendu à cinq millions d’exemplaires, traduit dans une soixantaine de langues, n’a pas empêché François Ozon d’écrire un scénario (avec Philippe Piazzo) fidèle à l’esprit du roman et de réaliser un film où il propose une vision, à tous les sens du terme, qui lui est propre. Nul doute que L’Étranger se distinguera dans l’œuvre inégale de ce cinéaste prolifique, au même titre que Frantz (2016). (2) La perception du spectateur français ne peut pas ignorer la Guerre d’Algérie, toujours notre actualité, puisque l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été condamné le 27 mars 2025 à cinq ans de prison pour "atteinte à l’unité nationale", et que le récit de cette guerre, officiellement terminée après les accords d’Évian du 18 mars 1962, est encore utilisé pour des raisons idéologiques par le pouvoir algérien, peu enclin à apprécier l’ambiguïté littéraire propre à Albert Camus - au point que le film a été tourné à Tanger.
Ici et maintenant, il ne s’agit pas de proposer une comparaison exhaustive entre le livre et le film, qui nécessiterait un essai, mais, plus modestement, de remarquer quelques aspects du film qui témoignent du travail créatif de François Ozon. Toute lecture est interprétation, l’adaptation en est une, qui consiste pour le film à mettre en lumière certaines scènes, certains personnages, en l’occurrence celui de Marie, dont la bande annonce amplifie le rôle, par l’usage de sa voix off, qui se distingue du roman rédigé sous le régime du monologue intérieur de Meursault : "Aujourd’hui, je suis retournée au bain, j’ai fermé les yeux, j’ai senti ta tête posée sur mon ventre. Quand j’ai rouvert les yeux, tu n’étais pas là".
Ce fantasme d’une scène passée accompagne les images sensuelles d’une baignade à l’origine d’un désir réciproque entre Marie et Meursault, certes inscrite dans le roman, mais que la séquence intensifie. Dans le film, les scènes de lit, allusives dans le roman, sont magnifiées par un éclairage particulièrement soigné, occasion de satisfaire le goût revendiqué par François Ozon pour les corps, notamment masculins. Dans la bande annonce, la voix de Marie annonce aussi que ce film est implicitement hanté par une pulsion de mort : "Pourquoi avoir brisé ce bonheur qui nous attendait ?". À la question du juge : "Pourquoi revenir à cet endroit précisément ?", la scène centrale du crime semble pouvoir être comprise comme une forme de suicide pour Meursault qui désire, sans le savoir clairement, se faire tuer par cet homme qui a déjà blessé Raymond avec son couteau.
On connait l’intérêt de François Ozon pour les actrices aussi n’est-il pas étonnant que son scénario ajoute des scènes au roman, là encore pour donner plus de place aux personnages féminins, non seulement à Marie, mais encore, certes moins fortement, à la sœur de la victime que Albert Camus désigne simplement par le terme "Mauresque" alors que François Ozon lui donne un nom : Djemila. Elle est présente au procès (ce qui dans la réalité était impossible, tout comme la condamnation à mort d’un Français pour le meurtre d’un Arabe) se recueillant devant la tombe de son frère, sur laquelle son nom - Moussa - est inscrit in extremis à la fin du film. Ces deux noms sont issus du roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud (3) qui reprend l’intrigue de Albert Camus du point de vue du frère de Moussa. La décision de François Ozon de singulariser tel Arabe en lui donnant un nom est certes honorable, mais discutable car dans l’esprit de Albert Camus, l’Arabe est une figure de l’Autre, évidemment sans connotation négative de la part de l’écrivain. Depuis 1882, le terme "indigène", imposé par la France coloniale, faisait des Arabes des citoyens de seconde zone. Dans le film, une pancarte signale d’ailleurs dans le hall du cinéma où se rendent les amoureux que l’entrée est "interdite aux indigènes". Vu l’époque de la publication, le spectateur ne peut éviter de penser aux pancartes similaires visant les Juifs à Paris et ailleurs, suite à la loi du 3 octobre 1940, à l’initiative de Pétain. La présence, pendant moins d’une seconde, de cette pancarte à droite de l’écran indique l’importance de la portée politique surdéterminée de certains détails dans ce film qui choisit de ne pas faire un gros plan de cinq secondes.
Adapter permet d’accentuer certains aspects du roman, en l’occurrence sa dimension homosexuelle, chère à François Ozon puisque le Maghreb s’est souvent offert aux fantasmes de nombreux écrivains ou intellectuels français et étrangers. Albert Camus en indiquant la force de l’amitié virile : désir insistant de Raymond de devenir "copain" avec Meursault, affirmant "entre hommes, on se comprend", enlacement chaleureux avec son ami qui a un bungalow sur la plage, mais aussi quant au monde musulman, la non-mixité obligeant à une camaraderie entre hommes parfois ambiguë pour un regard européen. La scène du crime est composée de plusieurs plans qui lui confèrent une dimension érotique. Meursault voit en plongée le corps de l’Arabe allongé sur le sable, celui-ci le voit sans trop s’inquiéter, puis curieusement, François Ozon fait un gros plan sur l’aisselle poilue de cet homme un peu en sueur, suivi d’un très gros plan sur son regard intense manifestant, à la fois, l’insolence, la peur, mais aussi, c’est notre hypothèse, la connivence du désir homosexuel ressenti aussi par Meursault qui, ne pouvant se l’avouer, tire sur ce corps interdit, pour des raisons morales (on est en 1939) et politiques. Cette interprétation est étayée par le fait que cette scène évoque fortement une séquence de l’unique film de Jean Genet, Un chant d’amour (1950), dans laquelle un prisonnier, lui aussi en débardeur, est allongé, les bras derrière la tête et dont l’aisselle poilue fait, elle aussi, l’objet d’un gros plan à portée érotique.
La version de Luchino Visconti
Découvrant le film de François Ozon, le spectateur ne peut avoir un regard vierge, non pas seulement parce qu’il a forcément quelques souvenirs du roman, mais aussi parce qu’il a peut-être vu l’adaptation antérieure de Luchino Visconti, Lo straniero (1967) avec Marcello Mastroianni. Le réalisateur n’en était pas très satisfait, car le producteur Dino De Laurentiis et Francine, la veuve de l’écrivain, s’opposaient à son approche un peu trop éloignée du roman et à l’aspect trop directement politique du scénario, écrit avec Georges Conchon.
Les multiples scénarios successifs ont abouti à un film un peu trop illustratif qui, finalement, n’a satisfait personne. Dans son essai Luchino Visconti : les feux de la passion (1987), Laurence Schifano cite Luchino Visconti, qui interpréta la motivation du meurtre de l’Arabe, incompréhensible pour le tribunal (et le lecteur), comme l’indice de "la terreur du pied-noir grandi sur cette terre, qui se sent de trop, qui sait bien qu’il va devoir partir en la laissant à qui elle appartient, l’annonce donc de la guerre d’Algérie qui venait à peine de prendre fin" (4). Dans la même page, elle cite la conception très libre de l’adaptation dont témoigne son scénario écrit avec Georges Conchon : "Il y avait là les échos de L’Étranger, qui, entendons-nous, arrivaient jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à l’OAS, jusqu’à la guerre d’Algérie ; c’était vraiment ce que signifie le roman de Albert Camus qui, dirais-je, prévoyait ce qui est arrivé et cette prévision qui se trouve dans le roman, je l’aurai concrétisé cinématographiquement". On peut se demander si, pour Luchino Visconti, le terme variation, comme en musique, ne serait pas préférable à celui d’adaptation. Il fut aussi contrarié du refus du producteur d’engager Alain Delon, alors âgé de 32 ans. Marcello Mastroianni, né en 1924, était un peu trop vieux pour le personnage titre, et son image de séducteur italien incompatible avec l’aspect taciturne, en retrait, peu bavard de Meursault. Le spectateur d’aujourd’hui accède évidemment au film de François Ozon avec un tout autre regard que celui de Luchino Visconti, d’une part, parce que la diffusion du savoir historique sur cette guerre sans nom a énormément progressé et parce des œuvres, d’abord confidentielles, évoquant plus ou moins directement les "événements", comme on disait alors, sont aujourd’hui en Livre de poche.
Toutes ces interprétations, chacune à sa manière, permettent de mieux appréhender les relations complexes, ambiguës, voire ambivalentes entre Arabes et Français dans le film de François Ozon. Cela dit, un jeune spectateur qui n’aurait rien lu, et pas vu le film de Luchino Visconti, peut très bien apprécier celui de François Ozon, qui autorise un double niveau de lecture : celui, totalement légitime, du plaisir à voir une fiction au cadre exotique qui se prête à identification avec une histoire d’amour. Celle-ci, de surcroît, peut lui offrir un supplément de savoir sur l’histoire des relations entre deux peuples qui coexistaient selon une hiérarchie parfois intériorisée : en témoigne la scène où un jeune Arabe propose une natte pour que Meursault puisse dormir dans la grande pièce que le Français partage avec des nombreux prisonniers arabes, bien qu’il ait signalé la raison de son incarcération, sans provoquer pour autant un mouvement de haine à son égard.
La seconde lecture, plus attentive aux détails visuels et à certaines phrases, permet de mesurer la portée historique et politique du film, mais aussi l’art de l’ambiguïté de Albert Camus dont François Ozon invente des équivalents. Par l’écriture du scénario, le choix de certains cadrages et les décisions de montage, sans parler de la musique, le choix du noir & blanc, qui permet des contrastes très forts de lumière - le soleil étant un thème du film, son rôle est essentiel lors de la scène du crime. François Ozon justifie son refus de la couleur par le fait que les archives photographiques et cinématographiques de l’époque (1939) sont en noir & blanc, ce qu’atteste le documentaire dont une brève séquence est citée vantant les bienfaits (!) de la colonisation. Le film, comme le livre, n’est pas à thèse, puisque tous les éléments constitutifs sont ambigus, voire ambivalents. François Ozon, sans négliger la portée politique du récit, semble montrer que ce roman a aussi pour thème la bêtise des hommes. On n’ose signaler que le nom du héros se prête à un mauvais de jeu de mots (meurt sot ?), mais on ne peut négliger que le voisin du héros porte le nom de jeune fille de la mère de Albert Camus, Sintès, et qui, comme elle, semble ne pas savoir écrire.
Que voyons-nous sur les écrans ? Trois hommes, sans instruction, ni projet, ni ambition, ce que le chef de service de Meursault lui reproche quand le jeune employé refuse une promotion à Paris. L’existence de ces hommes se limite aux plaisirs corporels : boire du vin, manger du boudin, aller au bordel - proposition de Raymond Sintès que refuse Meursault -, le soleil, la mer. Les deux voisins de Meursault sont non seulement bêtes mais aussi violents : Raymond Sintès frappe sa maîtresse, le vieux Salamano, son chien. Quant à Meursault, malgré son amitié un peu imposée par Raymond, c’est sans doute la liberté de ce dernier qui explique sa solidarité avec cette brute et certaines actes idiots, par exemple, le fait de ne pas intervenir alors qu’il frappe une femme, et témoigne en sa faveur au commissariat, le suit sur la plage malgré le danger évident.
L’un des intérêts du film réside aussi dans la façon de jouer de Benjamin Voisin. François Ozon lui a demandé de lire Notes sur le cinématographe de Robert Bresson (1995), afin d’éviter tout jeu psychologique ou réaliste. Le visage sans émotion, le ton neutre de la voix de Benjamin Voisin amplifient l’aspect "bizarre" (pour citer Marie) des répliques et du comportement de Meursault, personnage qui reste pour le cinéaste, une énigme, incitant le spectateur à réfléchir à la critique de notre croyance au langage, puisque Meursault interroge les mots les plus communs : amour, mariage, justice, bien, mal, culpabilité, Dieu.
Pour citer le titre de Nietzsche, que Albert Camus appréciait, nous avons affaire à une "Généalogie de la morale" et à une critique du mensonge inhérent au théâtre de la vie sociale fondée sur le mensonge. Meursault est condamné à mort car il refuse de mentir. Le film joue aussi sur les nombreux silences de ce personnage qui laisse le temps au spectateur de réfléchir aux multiples paradoxes de ses répliques bizarres. Meursault est aussi un spectateur silencieux dans les nombreuses scènes où il observe avec intérêt le spectacle de la rue, une dispute sur la terrasse d’un café, une femme qui passe, des enfants, un couple ordinaire avec un enfant qui s’ennuie au restaurant. Sans doute des scènes ordinaires qui peuvent devenir des matrices de fiction filmiques pour François Ozon.
Patrice Bougon
Jeune Cinéma en ligne directe
1. L’Hôte une nouvelle est tirée du recueil L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard (1957).
2. "Frantz", Jeune Cinéma en ligne directe
3. Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014. Prix Goncourt du premier roman.
4. Laurence Schifano, Luchino Visconti : les feux de la passion, Paris, Flammarion, 1987, p. 395.
L’Étranger. Réal : François Ozon : sc : F.O. & Philippe Piazzo d’après le roman d’Albert Camus (1942) ; ph : Manu Dacosse ; mont : Clément Selitzki ; mu : Fatima El Qadiri ; déc : Katia Wyszkop. Int : Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Swann Arlaud, Denis Lavant, Christophe Malavoy, Mireille Perrier (France-Belgique, 2025, 122 mn).