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Aimer, boire et chanter (2013)
de Alain Resnais
publié le samedi 30 janvier 2016

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°359, mai 2014
Suivi de "Alain Resnais, la dernière note"
par Bernard Chardère (ibid.)

Sélection officielle en compétition à la Berlinale 2014, 64e édition.
Prix Alfred Bauer.

Sortie le mercredi 26 mars 2014


 


Cf. aussi Lucien Logette, Alain Resnais (1922-2014), Aimer, boire et chanter, Un film-testament ?", Nouvelle Quinzaine littéraire n°1103, 15 avril 2014.


En écrivant sa pièce Life of Riley, Alan Ayckbourn avait-t-il en tête le film de Joseph Mankiewicz, Chaînes conjugales (1) dans lequel trois femmes mariées sont perturbées par la lettre d’une amie (Addie Ross) qu’elles reçoivent avant d’embarquer pour une croisière ?
Cette amie leur annonce qu’elle ne les rejoint pas et va profiter de leur excursion pour partir avec l’un des maris. Son absence pèse pendant tout le film, tant elle obsède les trois amies. Même s’il y a des différences notoires avec la pièce et le film qu’en a tiré Alain Resnais, l’idée d’un personnage invisible dans les coulisses qui tire les ficelles reste totalement jubilatoire pour le spectateur. Et n’y a-t-il pas en filigrane la figure du metteur en scène, homme caché et omniprésent par excellence ?


 

Notre personnage invisible est George Riley, dont les jours sont comptés à cause d’une grave maladie. Son médecin, Colin, en informe sa femme, Kathryn, et très vite les trois couples amis décident de faire participer George au spectacle de théâtre amateur qu’ils montent. Jusqu’au jour où l’une des épouses déclare que George lui a proposé de partir avec elle pour des vacances à Ténérife. Étonnement, car les deux autres affirment avoir eu la même proposition.


 

Ce qui pourrait s’apparenter à du théâtre de boulevard sophistiqué va chercher bien plus profond, dans la mise à nu du fonctionnement des couples et des amitiés. Le tout sur un ton à la fois léger et grave. La mort reste présente de bout en bout et affleure constamment dans les situations et les dialogues.
Alain Resnais n’a cessé d’en déchiffrer le sens, de manière grave ( L’Amour à mort, Providence ) ou distanciée ( Vous n’avez encore rien vu ). (2). Ici, il déploie un humour inattendu. Sur le cercueil, une fois les couples partis, une jeune fille vient, seule, déposer une image. Et à deux reprises dans le film, une taupe rieuse vient pointer son museau hors du gazon anglais.


 

Pour son ultime film, Alain Resnais se permet toutes les audaces, prend tous les risques, pour mieux explorer les frontières sur lesquelles se situent les enjeux de son cinéma. Car, si une nouvelle fois il adapte une pièce, il en donne une vision totalement cinématographique, sans renier le dispositif scénique. Hormis quelques fugaces échappées sur les routes du Yorkshire, tout se déroule dans des décors stylisés à l’extrême. Espaces réduits, personnages qui entrent et sortent par un rideau constitué de hautes bandes multicolores, nature artificielle. Il use du dessin pour suggérer un décor un peu plus large, celui des maisons qu’habitent les couples.


 

Et pour filmer ses acteurs en gros plans, il les installe sur un fond de fines rayures donnant à ses moments de regards caméra la force féconde du mariage entre théâtre et cinéma. La proximité de l’acteur avec le réalisateur devient aussi celle avec le spectateur, toute frontière scénique abolie. D’une certaine manière, il rassemble ici nombre des choix esthétiques qui ont jalonné son œuvre.

Alain Resnais part donc en gentleman. (3)
À l’émotion éprouvée lors de ses obsèques, la sortie de son film quelques jours après vient nous consoler de manière joyeuse. Certes, son œuvre est ainsi involontairement bouclée. Nous ne serons plus dans l’attente d’un prochain film. Mais le souvenir de ses films, les ressorties qui ne manqueront pas de survenir, seront comme autant de taupes pointant le nez dans le paysage cinématographique.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°359, mai 2014

1. Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives) de Joseph Mankiewicz (1949).

2. Providence (1977) ; L’Amour à mort (1984) ; Vous n’avez encore rien vu (2012).

3. Alain Resnais (1922-2014) est mort le 1er mars 2014 et a été enterré au cimetière du Montparnasse.




 

Alain Resnais, la dernière note
par Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°359, mai 2014

Quelques mots d’un non-spécialiste : que pourrais-je raconter de valable sur Ayckbourn, quand je lis que Resnais est allé voir trente-cinq de ses pièces (sur soixante-dix-sept) ? (1) Mais voilà qu’un ami, amateur de cinéma français, trouve Aimer, boire et chanter… trop français, mince et léger. (2)


 

À mon sens, que non pas : Ayckbourn pratique le pastiche critique, mine de rien, il se moque des analyses psychologiques de ces dames autour de leur héros absent. Il change le champ d’action de ses personnages : comme John Gay transposant rois et princesses dans les bas-fonds dans L’Opéra des gueux (3) comme Marivaux, si nous le comprenons bien. Sans remonter si loin, Ayckbourn est dans la manière des auteurs de romans populaires s’inspirant de grands textes en les situant ailleurs. Nous avons un exemple français : l’auteur de Deux sous de violettes, Jean Anouilh.


 

Alain Resnais, je l’ai mieux connu quand il photographiait, fasciné, les répétitions de la troupe de Jean Dasté, à Saint-Étienne (telle interprète ne devait pas être pour rien dans la dite fascination). Le théâtre fut peut-être son domaine de prédilection. Lui envoyé-je, il y a peu, une documentation sur The Craddle Will Rock, qui ne court pas les rues en France, monté à Oullins par Jean Lacornerie, qu’il m’assura l’avoir vu en Angleterre. La subtilité du mélange de la scène et de l’écran l’aura constamment passionné ; dosage fort réussi dans Aimer, boire et chanter.


 

L’adaptation, les dialogues français paraissent assez fidèles ; en tout cas, le metteur en scène ne fait pas un sort à la valse annoncée par le titre ; il donne constamment l’impression de vouloir illustrer la pièce telle qu’elle est écrite.
Une réserve, peut-être : la conclusion, où, là encore, le cinéaste suit le dramaturge.
Ne manque-t-il pas une rupture de ton, un feu d’artifice(s) final - l’apparition en chair et en os du grand absent ? - qui aurait apporté quelque chose d’autre au (pseudo) réalisme de l’ensemble ? Mais là, il eût fallu Guitry !

N’importe : quel adieu élégant, tout à fait dans son style. De l’homme même.

Bernard Chardère
Jeune Cinéma n°359, mai 2014

1. Cf. Entretien entre Alain Resnais et François Thomas, Positif n° 638, avril 2014, modèle de professionnalisme.

2. De toute façon, un film de Alain Resnais, ce n’est pas comme "2 et 2 font 4", plutôt comme la musique : si quelqu’un n’aime pas Le Voyage d’hiver, par exemple, comment faire pour qu’il ne persévère pas dans l’erreur ? En lui faisant ré-entendre, peut-être ?

2. The Beggar’s Opera (L’Opéra du gueux) de John Gay & Johann Christoph Pepusch (1728) a inspiré L’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper) de Bertolt Brecht & Kurt Weil (1928).


Aimer, boire et chanter. Réal : Alain Resnais ; sc : A.R. & Laurent Herbiet ; dial : Jean-Marie Besset, d’après Life of Riley de Alan Ayckbourn ; ph : Dominique Bouilleret ; déc : Matthieu Beutter ; cost : Jackie Budin ; mont : Hervé de Luze ; mu : Mark Snow. Int : Caroline Sihol, Michel Vuillermoz, Sabine Azéma, Hippolyte Girardot, Sandrine Kiberlain, André Dussollier, Alba Gaïa, Kraghede Bellugi (France, 2013, 108 mn).



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