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Démon des armes (le) (1949)
de Joseph H. Lewis
publié le samedi 2 avril 2016

Cf. Printemps 2014
Les saisons, chronique DVD

par Jérôme Fabre


Jeune Cinéma n°360, été 2014


 


Positif, donnant récemment (1) la parole aux représentants des principaux éditeurs de DVD en France, avait reçu cet état des lieux : il n’y aurait bientôt plus, sur le marché, que, d’une part, des éditions bon marché, dénuées de tout boni, éditées à la demande par les grandes maisons de production, sur le modèle de la Warner ou de Gaumont déjà et, d’autre part, de beaux objets - on dira peut-être "beaux DVD" comme on dit "beaux livres", comme si il y avait des livres laids - que l’on sera heureux d’exhiber sur son étagère, comme un Château d’Yquem 1937 que l’on ne boira jamais, mais en bonne place dans la cave que l’on fait visiter aux relations ébaubies. (2)

C’est dans cette seconde catégorie que se place avec autorité le Gun Crazy (1949) de Joseph H. Lewis. (*)
Un kilo et demi, 215 pages de livret, 60 euros (quand même), tirage limité à 5000 exemplaires (non encore écoulés ce jour vu que, s’il se peut que 5000 personnes connaissent Gun Crazy, ils ne sont pas tous prêts à se faire le plaisir de l’acquérir), nous ne sommes plus au cinéma mais au musée. Pour un film de 86 minutes, avec pour tout bonus une interview (rare) du réalisateur de 1 minute (quand même). Il y a matière à interroger le modèle économique et artistique de ces gros pâtés, ici essentiellement constitué par la farce indigeste du duo Eddie Muller / Philippe Garnier, qui tire sérieusement à la ligne, et dont le sujet, le film, ne serait plus que le codicille.

Je n’ai pour ma part jamais goûté ces riches objets destinés à noyer l’art dans les photos souvenirs, les potins censés tisser le contexte et l’hagiographie débordante. Peu importe sûrement, puisque les fétichistes argentés auxquels ils sont destinés ne lisent jamais les accompagnements, il s’agit avant tout de se constituer une "moimoithèque" comme disait Godard.

Visionnons néanmoins le codicille, bienheureux comprimé entre les pages glacées et le carton, qui risque de ne pas faire le poids, au sens figuré comme au sens propre. Gun Crazy, film B arrivant en bon rang au classement cinéphile des "films cultes", cette catégorie frelatée renfermant des films qui furent rares (or aujourd’hui presque tout est visible) et adorés (uniquement parce qu’ils étaient rares et méprisés, ou passés inaperçus à leur sortie), et donc presque toujours surestimés, avait tout pour s’accorder à la vacuité et l’arrogance de son contenant.

Mais, il faut le rappeler, quel film !
La plus belle histoire de couple-on-the-run, si loin devant Les Amants de la nuit (Ray, 1948) ou Bonnie and Clyde (Penn, 1967), main dans la main avec Badlands (1973). Un des films les mieux cadrés au monde, en toute simplicité, la scène d’ouverture, qui justifie le titre du film (et celui de sa version française, Le Démon des armes, pour une fois particulièrement pertinent), s’élevant au niveau des plus grands Fritz Lang.

Le film noir était d’ailleurs certainement le genre où la ligne de démarcation entre A et B était la plus ténue, vu que le noir est assez raide, contracté, rarement ostentatoire, ses atours toujours pauvres, ce qui en faisait un véhicule parfait pour les petits budgets. Et les grands du film A, tels Lang, ont toujours été attentifs à l’inventivité des petits maîtres du B.

Or Lewis (qui adore l’expérimentation et s’est dès lors toujours trouvé plus à l’aise dans le monde du film B) est ici à son plus haut, enchaînant plans larges à la profondeur de champ très travaillée, gros plans, travellings arrières et avants stupéfiants, la caméra, parfois installée dans la voiture - qui se retrouve dès lors investie du point de vue -, porte les amants criminels dans un tourbillon fiévreux au diapason de leur folie.

Lui, Bart (John Dall), est un grand échalas au regard mouillé, au sourire peiné à la Brel, au fétichisme maladif des armes enrayé par son incapacité à tuer, elle, Annie (Peggy Cummins), fausse femme fatale, jusqu’auboutiste qui voudrait simplement sa part de rêve américain : ce hiatus est parfaitement illustré par la plus célèbre des photos d’exploitation du film. L’issue de leur fuite en avant est entendue et, comme dans la plupart des couple-on-the-run-movies, ce à quoi tient leur amour est très incertain.
Cette ambiguïté est particulièrement bien exploitée, on ne saura en effet jamais les vrais sentiments d’Annie, une figure ensuite reprise par la Nouvelle Vague (cf. Jean Seberg dans À bout de souffle), que le film, dans sa liberté esthétique, de ton, musicale aussi (partition lyrique et enjouée, très inspirée, de Victor Young) a profondément infusé. Wild Side, s’il vous plaît, à ce prix-là, éditez-nous la prochaine fois un coffret avec quatre ou cinq pièces maîtresse de Lewis, dont Undercover Man (1949) et So Dark the Night (1946) !

Jérôme Fabre


Jeune Cinéma n°360, été 2014

1. Positif n° 634, décembre 2013.

2. Soyons heureux qu’un tel marché existe, l’équivalent dans le monde ne pouvant être trouvé qu’en Angleterre et aux US.

* Wild Side.

Le Démon des armes (Gun Crazy aka Deadly Is the Female). Réal : Joseph H. Lewis ; sc : Dalton Trumbo, Millard Kaufman, d’après une histoire de MacKinlay Kantor ; ph : Russell Harlan ; mu : Victor Young ; mont : Harry W. Gerstad. Int : Peggy Cummins, John Dall, Berry Kroeger, Morris Carnovsky (États-Unis, 1949, 86 mn).

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