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Kiarostami, Abbas (1940-2016) (e) III
Entretien avec Heike Hurst (2012)
publié le mardi 5 juillet 2016

Rencontre avec Abbas Kiarostami (1940-2016)
à propos de Like Someone in Love (2012)
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2012

Jeune Cinéma n° 347-348 de septembre 2012.


 


Séquence d’ouverture : une fille parle au téléphone à quelqu’un, qui veut la voir absolument. Elle est assise face à quelqu’un à qui elle ne parle pas. Une autre fille, à la perruque rouge-orange criarde, se déplace dans cette séquence à plusieurs reprises, elle l’interpelle et sera remise à sa place par le patron qui veut parler seul à la jeune fille. D’autres personnages arrivent dans le plan et nous cachent la vue.

Ainsi démarre Like Someone in Love, tourné au Japon. Ce plan séquence virtuose annonce, par l’éclairage, par les trajectoires des personnages, par le dispositif, une accumulation de complications à venir. Des personnages invisibles, au bout du fil ou hors champ, vont se matérialiser plus tard. Ainsi à chaque coup de téléphone, le film sera envoyé dans une autre direction, ouvrira une autre piste.
Qui est cette jeune fille ? Sa caractéristique majeure : elle a sommeil, elle veut aller se coucher, elle a un examen le lendemain qu’elle ne veut rater d’aucune manière. Le patron de la boîte lui parle et la poursuit à travers le bar et au milieu des clients. Elle doit se rendre quelque part, insiste-t-il, cela ne durera tout au plus qu’une heure et elle pourra dormir dans le taxi qu’il va commander tout de suite. Il l’installe dedans, alors qu’elle continue à refuser. Elle parle de sa grand-mère venue pour la première fois à Tokyo, qui veut la voir et l’attend à la gare… Nous la voyons réellement par la suite debout au pied d’une statue devant la gare, elle-même immobile comme une statue de sel, à attendre que sa petite fille vienne la voir avant son retour au village. Le taxi fait plusieurs fois le tour de la place et nous voyons la petite fille pleurer au fond de son siège confortable, mais incapable de faire un signe ou de descendre du taxi pour aller l’embrasser. C’est un des points forts du film, de nous montrer des détresses, des demandes d’amour et l’impossibilité de les satisfaire en un tour de magie, en tournant simplement autour de la statue devant la gare. Et c’est ainsi que se construit ce film, bâti sur des surprises plein d’émotions, film que certains n’ont pas apprécié à sa juste valeur.

H.H.


Jeune Cinéma : Vous avez dit qu’un arbre, on ne le déracine pas… S’il est déraciné, il ne donnera plus ce qu’il a donné dans son pays. C’est la deuxième fois que vous êtes déraciné, vous tournez loin d’Iran, vous êtes allé en Italie avec Copie conforme et maintenant vous avez tourné au Japon…

Abbas Kiarostami : J’ai dit ça à une époque où mes racines avaient encore besoin d’être arrosées. Comme vous le savez, les vieux arbres trouvent leurs ressources ailleurs, ils n’ont plus besoin d’eau. Ensuite, ce n’est pas moi qui me suis déraciné, qui ait porté atteinte à mes racines, c’est autrui qui l’a fait. Mais je ne dirai même pas ça : je suis un ouvrier qui part travailler à l’étranger, je viens ici, j’utilise ces différents espaces comme des ateliers pour y travailler et je rentre chez moi, dans ma maison. Donc le lien avec ma maison et ma terre natale n’est pas coupé. Je fais les mêmes films. Sauf qu’avant, je faisais des films en persan et vous les voyiez sous-titrés. Maintenant je fais des films dans les langues des autres et c’est le peuple iranien qui les voit sous-titrés, à part ça rien ne change.

JC : Comment les Iraniens voient-ils vos films ?

A.K. : Ils en sont privés en salles, mais ceux qui sont intéressés peuvent les trouver sans se ruiner, sans avoir à faire la queue devant les salles de cinéma. Ils les achètent au marché noir et ils les voient sur leurs écrans personnels en petit groupe.

J.C. : À propos du dispositif extraordinaire du bar : les gens parlent à tous ceux qu’on va connaître plus tard, aux absents, mais à ceux qui sont là, ils ne parlent pas. Était-ce pour vous une sorte de nouveau dispositif pour entrer dans un film ?

A.K. : Chaque film appelle sa propre logique de construction. La même histoire faite par quelqu’un d’autre peut donner un film complètement différent, c’est ce à quoi je tenais au début du film, dans ce processus de présentation des personnages : le faire dans un temps non-précipité et surtout en appelant, en invitant le spectateur à une attention et une curiosité particulières. Effectivement, le spectateur distrait peut manquer beaucoup d’informations nécessaires à la connaissance des personnages. C’était ça ma démarche dans ce film-là, c’était ça ma logique pour construire ce film et c’est en quoi vous percevez un dispositif, mais pour moi, il n’y avait pas l’intention d’en faire un, pas l’intention d’entrer dans quelque chose de complexe ou de difficilement accessible.

J.C. : C’est grandiose, parce que les personnages qui vont arriver plus tard sont déjà dans le plan en tant qu’absents. Par là, vous détournez les codes et dépassez les clichés. La petite pute est juste fatiguée, elle veut aller dormir, son client lui a préparé une soupe, etc.


 

A.K. : Est-ce que je peux, moi, imposer aux personnages les traits, les caractéristiques ou est-ce que je m’inspire de la réalité de ce que je vois ? Je lui donne le statut de pute, mais après il faut que je tienne compte de ses propres caractéristiques, qui font que c’est une jeune fille de 22 ans. Si elle a sommeil, il faut que je la laisse dormir. Je ne veux pas la créer à partir de mon cliché de putes vues au cinéma, je veux la créer à partir de la réalité de cette jeune fille qui est fatiguée. Mon maquereau non plus n’avait pas de caractéristiques de maquereau. Mon producteur m’a dit, dis donc, chez toi, même les maquereaux ont fait des études supérieures ! Je lui ai dit que dans le monde d’aujourd’hui, ce ne sont pas forcément les maquereaux qui sont instruits, mais des gens instruits qui se trouvent à faire un travail de ce type.

J.C. : Le vieux professeur, ou le grand-père qui fait la grand-mère, semblent tout droit sortis de chez Ozu. C’est un hommage ?

A.K. : C’est certainement de là qu’il vient, parce que je sais, j’en suis sûr, avant même d’avoir l’intention de devenir un réalisateur, quand j’étais très jeune, j’étais très influençable et Ozu m’a beaucoup impressionné.


 

J.C. : Cette photo de la femme à sa fenêtre avait son importance dans le dossier des Cahiers du cinéma. Donc j’attendais, quand est ce qu’elle arrive, cette femme ?

A.K. : Les journaux se sont un peu trompés, car cette femme, en fait, n’était pas dans mon scénario. Pendant qu’on faisait les auditions, cette dame s’est présentée un jour, alors qu’on n’avait jamais demandé une dame de son âge. On cherchait trois personnages : une jeune fille, un jeune homme et un vieil homme. Donc, cette femme a fait irruption dans la salle, elle ne s’est même pas approchée de nous, elle a commencé à parler devant la porte en criant. Elle a dit : "Toute ma vie, j’ai rêvé d’être une actrice, mon mari m’en a empêché. Maintenant que mon mari est mort, je peux enfin tourner dans un film, il faut que vous me preniez !" Et avant qu’elle ne vienne s’asseoir, je lui ai dit que je m’engageais à lui donner un rôle. Ma traductrice m’a dit qu’il n’y avait pas de rôle pour elle ! Je lui ai dit : "On en trouvera !"

J.C. : Vous lui avez donné un fils handicapé pour qu’elle ne sorte jamais ?

A.K. : Parce qu’il fallait que je l’attache à cette maison qui n’avait rien d’une maison contemporaine, c’était une maison à la Ozu et comme le vieux professeur, c’était aussi un personnage à la Ozu, ça permettait d’imaginer qu’ils avaient eu une ancienne histoire d’amour ensemble. Je crois, si on fait un tirage en noir et blanc de cette fenêtre, de cet arbre et du visage de cette femme, on est en plein Ozu !

J.C. : Une amie m’a dit : "Ce film fait pschitt dans mon cœur, c’est comme du champagne !"

A.K. : C’était pas toi, cette amie ? Parce que j’ai souvent recours à ce truc-là. Quand je ne veux pas dire les choses de mon propre chef, je les attribue aux amis.

J.C. : Une dernière question. Le plan avec les croisements de routes et des trajectoires de personnages. La jeune fille partie à l’examen, son amoureux qui arrive, le prof qui attend dans la voiture.

A.K. : Où sont-ils, ces croisements ? L’interprétation, qui est très belle, t’appartient. Nous, on n’a pas cherché ces signes-là, mais effectivement on a beaucoup déplacé la caméra pour obtenir un aspect visuel qui soit beau graphiquement.

J.C. : Une dernière remarque. L’usage des choses, des meubles n’est jamais détourné, le lit, c’est juste pour dormir, la table pour boire et manger.

A.K. : Je suis toujours très vigilant à ce que les choses soient logiques et fonctionnelles, mais évidemment avec les spectateurs fins, toutes les séquences et leur signification pourront être réinterprétées. Tu vois, si tu étais venue le premier jour et si tu avais été mon premier entretien, j’aurais eu beaucoup plus confiance en moi pendant ces trois jours. Mais c’est quand même un happy ending ! C’est une belle fin pour mes interviews, c’est très bien de finir comme ça.

Propos recueillis par Heike Hurst
Cannes, le 24 mai 2012
Traduction de Massoumeh Laridji

Jeune Cinéma n° 347-348 de septembre 2012.


Like Someone in Love. Réal, sc : Abbas Kiarostami ; ph : Katsumi Yanagijima ; mont : Bahman Kiarostami. Int : Tadashi Okuno, Rin Takanashi, Ryo Kase (France-Japon, 2012, 109 min).



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