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Marker, Chris (1921-2012)
Le fond de l’air est chat
publié le mercredi 15 décembre 2004

Par Guy Gauthier
Jeune Cinéma n°293, décembre 2004

Chris Marker (1921-2012)
À propos de Chats perchés (2004)

Dans son enfance, il lisait Jules Verne à son chat (Immemory). Plus tard, Esprit (1) a publié de lui Le chat aussi est une personne. Il a longuement écrit au Chat G une lettre comme tout le monde aimerait en recevoir (Coréennes, 1959). Les chats ensuite ont traversé plus ou moins fugitivement ses films.

Mais c’est au Japon (Le Mystère Koumiko, 1966, et surtout Sans soleil, 1982) que Chris Marker a découvert tout un rituel et un pays d’élection, peut-être par chat interposé.
Il a connu, a-t-il écrit dans Le Dépays (1982), un chat parisien (18e arrondissement), nommé Whisky, et capable d’une de "ces compressions de l’espace-temps que les chats sont seuls à connaître, avec quelques ascètes thibétains".
Son propre chat, Guillaume-en-Égypte, a fait l’objet d’un court-métrage, Chat écoutant la musique (1992), qui a constitué un intermède bienvenu au milieu du film qu’il a consacré à son ami Alexandre Medvedkine (Le Tombeau d’Alexandre, 1992).

Traquer le chat dans toutes ses apparitions tiendrait de la gageure, mais Guillaume, désormais au paradis des chats, participe toujours à l’œuvre et à la correspondance sous la forme d’un dessin qui prend la parole plus souvent que son double. Le chat, dans le bestiaire de Chris Marker, cède parfois la place à la chouette, mais c’est une autre histoire.

Rien d’étonnant, donc, qu’il ait réagi au quart de tour quand on lui a signalé des dessins de chats un peu partout dans Paris (et même ailleurs), perchés à une hauteur telle que leur auteur avait dû prendre des risques.
Il faut dire qu’il dispose d’un réseau bénévole qui le fournit en figurines de ses animaux familiers. Joris Ivens raconte dans ses mémoires que, jamais au grand jamais, il n’aurait trouvé sur son chemin une représentation d’un animal familier de son ami Chris sans en faire l’acquisition.

M. Chat, le dessinateur acrobate, existe-t-il ?
Libération (4-5 décembre 2004) ayant publié un dialogue entre Marker et lui, on peut supposer que oui.

Outre qu’il s’agit d’un chat, ces graphismes pouvaient retenir l’attention de Marker pour d’autres raisons.
Dans d’autres films (La Jetée, Le Joli mai, Le Mystère Koumiko), il a toujours porté attention à ces inscriptions sur les murs, ces traces d’un passage, ces signes : rappelons-nous les amants de La Jetée, se retrouvant à travers le temps auprès de "leurs signes". Jadis, il a salué cet art des rues, ce plomb qu’il préférait à l’or (dans son essai sur Giraudoux, 1952). Et là, il s’agit bien d’un art qui, fuyant les temples, propose aux passants un éclat de beauté, un sourire.

On se souvient de cette fresque cinématographique des années chaudes 1967-1977, quand le destin du monde avait paru prendre un autre cours (Le fond de l’air est rouge). Fresque des illusions perdues, des tremblements prometteurs, des révolutions annoncées. Marker a été long à en porter le deuil, ou la nostalgie, ou peut-être simplement l’amertume.

Sans soleil (qui porte le titre des mélodies désespérées de Moussorgski), Le Tombeau d’Alexandre, Une journée d’Andreï Arsenovitch, en témoignent.
Les événements de 2001 à 2004 - élections françaises, manifestations contre la guerre en Irak, intermittents, syndicats, Coupe du Monde sombrant dans le ridicule, foulard islamique, en bref tout ce que Marker effleure d’images fugitives et néanmoins chaleureuses - me font penser (et je ne parle pas pour Marker) à la célèbre citation de Marx qui ouvre Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : "Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce".

Quoiqu’il en soit, Marker a sans doute voulu revenir à ce qui reste sa passion, et, une fois n’est pas coutume, il l’a avoué : "Ce qui me passionne, c’est l’Histoire, et la politique m’intéresse seulement dans la mesure où elle est la coupe de l’Histoire dans le présent". Tantôt l’histoire mérite une fresque, tantôt une pochade. D’où le problème de la forme : les chats tombaient à pic.

Muni de sa petite caméra DV, qu’il attendait depuis un demi-siècle, il a glané (c’est Agnès Varda qui a naturalisé le mot pour le cinéma, mais il convient à merveille à Marker) des images et des sons, au fil des itinéraires tracés par le chat jaune, traversant les manifestations, remontant le temps par la diversité des styles, créant par la virtuosité du montage une "symphonie de la ville". C’est ainsi qu’on appelait à la fin des années 20 (ceux qui ont des problèmes avec le français disent "cities symphonies") des films à mi-chemin du documentaire et de l’avant-garde d’alors, qui organisaient les images muettes en compositions jusque-là exclusivité de la musique et des mots de la poésie.
Marker se situe là en successeur lointain des frères Kaufman : Denis (plus connu sous le pseudonyme de Dziga Vertov) et Mikhail, auteurs du fameux Homme à la caméra, et Boris, co-auteur, avec Jean Vigo, du non moins célèbre À propos de Nice.

"Homme à la caméra" du 21e siècle, Marker a toujours cet art inimitable pour saisir l’individu dans la foule, esquisser des portraits de jeunes femmes, madones ou pasionarias, capter le trait qui fait mouche, alterner l’humour (parfois le dérisoire) et la mélancolie (parfois simple élégance de la colère).
Ses commentaires, pour une fois écrits, placés en intertitres, introduisent, avec un hommage discret au cinéma muet, la distance nécessaire dans un monde déréglé.

Il faut attendre la fin, ces corps qui veulent manifester contre le sida et finissent par se fondre en image des charniers de l’histoire récente, ce chanteur (Bertrand Cantat) au vol arrêté dont le chant se transforme en complainte du prisonnier sur images d’obsèques, pour se dire que, décidément, l’humour reste la politesse du désespoir.

Guy Gauthier
Jeune Cinéma n°293, décembre 2004

1. Esprit n°186, janvier 1952.

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