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Sociabilité (1909)
par Tristan Bernard
publié le mardi 23 août 2016

Tristan Bernard

Auteurs, Acteurs, Spectateurs, Pierre Lafitte & Cie, 1909, pp. 65-70.


 


Il était à la fois aveugle et paralytique, et ne trouva aucun avantage à la combinaison de ces deux infirmités.

Il était devenu aveugle parce qu’il s’était approché beaucoup trop près d’un fourneau incandescent, et parce qu’il avait oublié à ce moment-là, de penser, comme Michel Strogoff, à sa mère.

Il était devenu paralytique, il ne savait pas pourquoi, peut-être pour faire comme son père, son grand-père et son arrière-grand-père.

Quoi qu’il en fût, son sort ne semblait guère enviable. Et pourtant, c’était un des hommes les plus heureux, les plus joyeux que j’aie connus.

Il était doué d’une belle humeur invincible, inexpugnable. Le Destin voulait l’avoir, le Destin ne l’aurait pas.

Il se trouvait privé de tous les agréments, de toutes les joies, que donnent l’usage de la vue et le mouvement. Il lui restait d’autres plaisirs, d’autres façons de jouir de l’existence.


 

Un de ses passe-temps favoris était de s’installer sur une chaise à tablette et de se faire apporter un téléphone. Son bras gauche se mouvait suffisamment pour saisir l’appareil et appliquer à son oreille un des récepteurs. Quand le petit bonhomme qui le gardait se trouvait là, il lui faisait chercher des numéros dans l’annuaire, des numéros de personnages célèbres avec qui il s’entretenait. Il proposait aux gens de lettres d’admirables affaires de traductions, à des acteurs en vue de magnifiques engagements à l’étranger. Il fixait des auditions qu’il discutait âprement, remettait sa réponse au lendemain, puis demandait un nouveau délai. Il intriguait aussi des femmes du monde. Il affirmait les connaître et leur adressait des déclarations passionnées.

C’était aussi sa joie de faire des commandes chez les fournisseurs. Mais il dédaignait la plaisanterie banale, vraiment trop exploitée, qui consistait à faire livrer à ses amis des pièces de vin, des plantes exotiques, des bains sulfureux ou des cercueils. Il ne donnait jamais la commande ferme. Mais il s’amusait à faire naître des espérances dans l’âme d’un commerçant avide. Et plus cette joie était injustifiée, plus il en ressentait un plaisir pervers. C’est ainsi qu’il eut de nombreuses conférences avec un opticien pour se commander une combinaison de lunettes d’une fabrication tout à fait anormale et d’un prix très élevé. Tous les fabricants de bicyclettes furent mis à contribution. Mais il ne s’en tenait pas à ces commandes paradoxales. Il n’avait au fond qu’un goût très médiocre pour ces fumisteries. Il se plaisait simplement à causer avec les gens et à les faire causer. Il communiquait à des fabricants d’automobile et à des carrossiers tous ses projets de la belle saison. Sous prétexte de demander conseil pour le choix des pneumatiques, il racontait, il évoquait tous les pays qu’il allait traverser.

Pour quatre cents francs par an, il forçait l’intimité de tous les Parisiens. Il envoyait son petit domestique dans les grands hôtels pour connaître les noms des arrivants, et aussitôt qu’il pouvait, il se mettait en communication avec les plus fameux d’entre eux. Il apprit pour cela cinq ou six langues européennes. Il donnait d’ailleurs sur sa personne des détails toujours fantaisistes et qui variaient constamment selon les auditeurs.

Il fint par parler aux gens uniquement pour le plaisir de vivre leur vie avec "un cœur multiplié". Il était arrivé à être un causeur captivant, pour s’être spécialisé dans ce rôle, si bien que des quantités de personnes, qu’il n’avait jamais vues, lui parlaient comme à un véritable ami. On l’invitait à des mariages, et il téléphonait, désolé, en improvisant toutes les raisons qui l’empêchaient de s’y rendre. On n’hésitait pas à le prendre comme confident, quand on avait l’imression qu’il n’y avait personne d’autre sur la ligne.

Une belle semaine, il s’affaiblit et il sentit qu’il ne serait pas long à quitter ce monde. Il fit préparer des lettres de faire-part pour un grand nombre de personnes, qui vinrent presque toutes à son enterrement.

 Tiens, disait un monsieur à une dame, vous le connaissiez ?

 Si je le connaissais !

Et tous deux, parlant de soi, donnaient de sa personne des détails qui ne concordaient pas. Il avait parlé au monsieur de son obésité, et il s’était dépeint à la dame comme un jeune garçon très svelte. Mais, entre personnes bien élevées, on finit toujours par se mettre d’accord, on se fait des concessions mutuelles, on concilie des détails contradictoires. On le pleura à l’unisson, on l’accompagna à sa demeure dernière et, de retour chez eux, deux mille abonnés au téléphone regardèrent avec tristesse leur appareil, où ne vibrerait plus jamais la voix du cher disparu.

Tristan Bernard

Auteurs, Acteurs, Spectateurs, Pierre Lafitte & Cie, 1909, pp. 65-70.


 


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