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Pouvoir exécutif (1952)
Propos recueillis par Roger Grenier
publié le vendredi 26 août 2016

Propos recueillis par Roger Grenier (1)

"Travaux pratiques d’anthropologie et d’ethnographie", Cahiers du Collège de ’Pataphysique, n°5-6 du 22 Clinamen 79 (13 avril 1952, vulg.), pp. 83-88. (2)


 

Le Dieu deviendra homme et comme homme sera bourreau.
César Antéchrist, II, 5

La notion de chef s’effacera progressivement devant celle d’exécutant.
Karl Marx (Observ. crit.)


Le thème de l’assassinat légal, comme on disait souvent entre 1890 et 1900, a beaucoup préoccupé Jarry, soit sous les formes bouffresques que lui donnait l’imagination potachique, soit sous l’aspect plus savant mais peut-être pas moins enfantin qu’envisageaient les anarchistes contemporains aussi bien que leurs répresseurs.
L’impunité tel est le Rêve du jeune comme du vieil enfant : aspect privilégié de l’omnipotence. À cet égard proprement (et uniquement) pataphysique. Comme on le voit à chaque ligne de César Antéchrist. Aussi bien M. Deibler est-il un des dédicataires du Faustroll.
[…]
C’est des propos d’un de ses collaborateurs qu’on été extraites les moralités et parénèses qui suivent, et que nous reproduisons avec toutes les garanties scientifiques d’objectivité et d’authenticité.
Bonne occasion de relire Le Bourreau du Pérou de Ribemont-Dessaignes, ouvrage "capital" s’il en fut.
R.G.


 


Le métier
 

Le système des liens empêche tout mouvement au condamné. Ses bras sont raides et il doit se tenir voûté. Ce système facilite grandement la tâche dans le cas des condamnés récalcitrants. Nous prenons d’une main le condamné par un bras et de l’autre par le fond de son pantalon, en le soulevant de terre. Lorsque ses pieds ne touchent plus le sol, ce n’est plus qu’un paquet que nous manions sans gros effort. La seule crainte que j’aie jamais eue était quand je sentais craquer le fond du pantalon.

Nous autres, nous appelons le condamné le "client" et la guillotine la "bécane".

Cette lame, c’est dangereux. Deibler était adroit. Un véritable acrobate. On pouvait se payer le luxe de tirer le client par les cheveux. Son successeur m’aurait coupé les doigts.

Le corps glisse dans le panier ; la tête, vivement ramassée dans le seau l’y rejoint bientôt, on rabat le couvercle ; deux seaux d’eau, préparés à l’avance, sont jetés sur le coulisseau et la lame, pour laver le peu de sang qui a eu le temps de jaillir. Quand les spectateurs approchent, il n’y a plus rien à voir, ni corps, ni tête, ni sang. C’est de la prestidigitation.

Dans notre métier, c’est comme au cirque, il faut que tout se passe avec le sourire.

Vous savez, parfois, c’est une vraie rigolade. Tout le monde rigole, même le client. Il rigole un peu jaune, mais il rigole tout de même.


 


 

Une célébrité
 

Non, sa barbe n’a pas gêné Landru, au contraire. On a dû attraper sa tête par là, pour la ramasser dans le seau et la jeter dans le panier. Il était chauve. Ceci compense cela.

L’éternel féminin
 

On a bien fait de revenir aux exécutions de femmes. Elles avaient lassé la justice.

Une femme, jusque sur la machine, n’a cessé de répéter : "Ne me tuez pas, Monsieur le Procureur, mettez-moi à perpette !" Elle est morte en répétant : "À perpette…".

En 1943, il nous a fallu exécuter une faiseuse d’anges. Elle est morte en disant : "Je ne suis pas une criminelle. Je n’ai tué que des germes." (3)


 


 

Un homme, on le prend par le fond du pantalon. Une femme, c’est plus gênant, on ne sait pas par où la prendre. C’est rond de partout. Quand elle bascule avec la planche, les jupes se relèvent. Et, en général, elle n’a pas de culotte. Je vous dis, c’est plus gênant.

Jadis et naguère
 

Le plus doux, c’était le président Fallières. Il était contre la peine de mort et graciait tout le monde. Alors le public défilait devant l’Élysée en criant : "Vive Deibler ! À bas Fallières !" Pour nous, qui étions payés quand même, c’étaient de véritables rentes.

Le nouvel exécuteur, c’est un cinglé de la guillotine. Il reste parfois des jours entiers chez lui, assis sur une chaise, tout prêt, avec son chapeau sur la tête, en pardessus, à attendre une convocation du ministère.

Un commandant de réserve s’arrangeait pour ne pas rater une exécution. Il se mettait en grande tenue. Le service d’ordre n’osait pas l’arrêter. Quand le couperet s’abattait, il saluait du sabre, en disant : "Quand cette lame tombe, je vois passer la Justice de la France.

Le progrès et la science
 

Pendant dix-sept siècles, par leur esprit scientifique, les exécuteurs ont été très en avance sur les médecins. Ils se transmettaient leurs découvertes anatomiques de génération en génération.

Pendant longtemps, la Faculté ne pensait même pas à réclamer les cadavres. Ne croyez-vous pas qu’avec les cinq femmes qu’on a guillotinées sous Pétain, on n’aurait pas pu faire des expériences, au lieu de les laisser pourrir ? C’est un véritable gâchis.

Propos recueillis par Roger Grenier.

"Travaux pratiques d’anthropologie et d’ethnographie", Cahiers du Collège de ’Pataphysique, n°5-6 du 22 Clinamen 79 (13 avril 1952, vulg.), pp. 83-88

1. Le nom de l’auteur de ce que Grenier décrit comme des "moralités et parénèses" n’est pas cité, mais il s’agit certainement de André Obrecht, neveu de Anatole Deibler (1863-1939), l’"exécuteur en chef des arrêts criminels".
Il fut son adjoint de deuxième classe en 1922, puis de première classe à partir de 1939, jusqu’à sa démission à l’automne 1943. Il reprit ensuite du service comme chef bourreau, entre le 1er novembre 1952 et le 30 septembre 1976.
Au bout du compte, il a participé à 322 mises à mort en quarante-cinq années d’exercice - un itinéraire exemplaire, de Landru à Christian Ranucci. Il s’agit d’un homme au métier sûr.

2. Nos plus chaleureux remerciements à Catherine Prévert.

3. Il s’agit de Marie-Louise Giraud (1903-1943), guillotinée le 30 juillet 1943 dans la cour de la prison de la Roquette à Paris. Claude Chabrol raconte ce fait divers dans Une affaire de femmes (1988).

Bonus : La famille Deibler aux bains de mer.


 

Cf. aussi le site de Marie Gloris Bardiaux-Vaïente.


 

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