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Malick, Terrence (né en 1943)
Sur ses cinq premiers films
publié le vendredi 15 juillet 2011

La paradis incendié de Terrence Malick

La Balade sauvage (1973)
Les Moissons du ciel (1978),
La Ligne rouge (1998)
Le Nouveau Monde (2005)
The Tree of Life (2011)

Cinq films à peine dans la carrière du réalisateur américain né en 1943. Son parcours est aussi énigmatique que discrète sa personnalité. Malick débute en 1973 par La Balade sauvage avec Martin Sheen et Sissy Spacek jouant deux adolescents entraînés dans une équipée meurtrière à travers l’Amérique. Les Moissons du ciel (1978), son deuxième film, retrace l’histoire de travailleurs saisonniers dans les champs du Texas au début de la Première Guerre mondiale. Puis, vingt ans de silence, pendant lesquels le mythe du cinéaste prend de l’ampleur. Malick ne montre son nouveau film qu’en 1998, La Ligne rouge, une grandiose fresque sur la bataille de Guadalcanal, une étape-clé dans la guerre du Pacifique entre Japonais et Américains. Cette île paradisiaque habitée par de paisibles tribus mélanésiennes est secouée par des événements d’une violence extrême. Sept ans plus tard, en 2005, sort sur les écrans une épopée historique située au XVIIe siècle, Le Nouveau Monde. Son action se déroule sur la côte orientale du continent nord-américain au moment de l’arrivée des Anglais qui ont l’intention d’y établir un fort pour dominer le territoire. La confrontation avec les tribus indiennes est sanglante comme est tragique l’amour entre un homme et une femme appartenant à ces cultures opposées. Le dernier film du cinéaste, The Tree of Life, complète cette œuvre quantitativement modeste mais dense, portant les traits distincts d’un style singulier, imposant, aux dimensions esthétique et humaine éminentes. Son dernier projet paraît le plus ambitieux : la genèse de la Terre et de l’humanité, de la préhistoire à la Première Guerre mondiale.

La nature dans toutes ses dimensions

Terrence Malick est avant tout un excellent conteur. Ses anecdotes assez simples se développent d’une manière captivante. L’artiste sait entraîner le spectateur dans l’écoulement lent du temps. On entre dans un monde tranquille au début, où l’on sent le soleil et le vent, la texture des feuilles. La caméra guide le regard du spectateur depuis de minuscules détails jusqu’à des plans larges, depuis des insectes sur des brins d’herbe jusqu’à des champs à perte de vue. Le rythme est posé, accentué par des événements violents. Le calme revient toujours, le calme de la nature, ce muet observateur de l’agitation de l’homme. Déjà, dans son premier film, Malick scrute cette beauté des moindres choses avant de détacher son regard vers d’immenses plaines, le ciel, les montagnes. L’illusion d’être emporté par le temps réel s’appuie sur des qualités de narration spécifiques, sur sa transparence et sa lenteur. L’action avance doucement. Si la violence éclate, elle ne trouble que momentanément l’ordre immuable qu’établit la nature majestueuse. De longues séquences d’attente marquent le temps entre les combats, les meurtres, les incendies. Le monde revient toujours à sa forme initiale. Malgré les bouleversements, les dominantes chez Malick sont toujours la beauté et la pureté, une sorte de pressentiment de la splendeur originelle et durable, indestructible dans le cœur de l’homme et de la nature.
La nature occupe une place majeure dans l’œuvre du cinéaste. La caméra vogue constamment sur le vaste ciel et les champs ondoyants, entre le tumulte des nuages où planent des oiseaux et l’obscurité ponctuée de lumières. La nature semble assister au spectacle humain comme son partenaire ou son adversaire. Parfois les éléments se lèvent et se confondent avec les passions : un trouble qui évoque le chaos primordial et l’Enfer. La caméra se déplace selon un rythme qui semble spontané, ce qui donne une impression de fraîcheur et de sensualité. L’homme est toujours confronté à des forces qui le dépassent et dont il interroge l’origine. Ce sont des forces sacrées qu’il cherche, des avertissements et des promesses. Lui-même n’apporte que le désastre, il pervertit l’ordre parfait par fatalité plutôt que par mauvaise volonté.

La voix intime

La relation de Malick n’est jamais objective, omnisciente. C’est toujours une relation individuelle, un regard particulier qui permet au spectateur d’avoir un lien empathique avec ce monde et de s’identifier aux personnages. Les histoires sont souvent guidées par un commentaire, une voix d’enfant, innocente, pure et sage. Parfois cette voix se manifeste dans un chœur angélique, dans un chant. Dans La Balade sauvage, l’héroïne de 15 ans raconte les événements violents dont elle est témoin. Sa voix pure et imperturbable contraste avec les atrocités vécues. Cette voix de la narration change radicalement dans La Ligne rouge, s’imprègne d’angoisse, devient prière. Les soldats confrontés à la mort sont plongés dans une détresse et une peur qui éveillent leur soif spirituelle. Les héros, frappés par la cruauté de la guerre et la beauté virginale de l’île exotique, cherchent le sens sacré de leur vie. Dans ces instants pathétiques où les hommes gémissent et crient, déchiquetés par les obus, tremblent et pleurent, des voix se lèvent pour dire les choses les plus nobles qui puissent sauver l’âme au milieu du cauchemar. La gravité de ces scènes n’est jamais usurpée puisque, à l’atrocité des faits répondent la beauté réelle du monde et l’énigme la plus grande, celle de la mort qui suscite une soif d’immortalité. La seule et ultime vérité dans ces moments dramatiques est alors de savoir accueillir la mort avec sérénité, comme le fait le protagoniste de l’histoire, tué dans une embuscade.

Péché et châtiment

La problématique de la faute, du péché, du crime et de la violence est omniprésente dans l’œuvre de Malick. Elle évolue d’un film à l’autre. Dans La Balade sauvage, le meurtre apparaît comme un accident provoqué par le héros. Mais avant le meurtre, d’autres épisodes révélateurs semblent appartenir à l’ordre banal des choses : l’héroïne jette un poisson sur la pelouse de son jardin, son père tue son chien dans un accès de colère, puis est lui-même assassiné : conséquence logique des événements. La jeune fille observe les cadavres des hommes et des animaux, plus hébétée que troublée. Au début, ne l’oublions pas, les flammes ont dévasté la maison de l’enfance. Ces flammes, qui ravagent si souvent la terre dans les films de Malick, ces flammes, comme la colère du seul Dieu, comme "les moissons du ciel". Le feu vient établir la justice, rappeler l’existence du mal, punir. Sans catastrophe, destruction et malheur, les héros seraient incapables de voir la dimension de leurs fautes. Leur histoire se termine par la mort soudaine. L’idylle dans laquelle ils étaient immergés ne pouvait durer longtemps. Leurs péchés, leurs crimes devaient être révélés. Le châtiment est une nécessaire conséquence du comportement de l’homme. Dans Les Moissons du ciel, le feu détruit les champs de blé, la folie augmente, les passions se déchaînent, les cris se mêlent aux hennissements des chevaux. La violence des éléments s’unit à la violence des hommes épouvantés. Il ne reste que la terre en cendres, un cadavre emporté par la rivière. Analogie manifeste avec le fléau biblique : les sauterelles dans les champs déclenchent la panique. La nature se montre ici oppressante, manifestation rare chez le cinéaste. Pour la première fois aussi, il formule une critique sociale de l’exploitation des travailleurs saisonniers dans les champs du Texas. L’homme, dans quelque endroit qu’il se trouve, provoque inéluctablement la souillure, la calamité. Dans Le Nouveau Monde, les Anglais qui cherchent l’or sur le continent vierge crèvent de faim tandis que les indigènes vivent en harmonie avec la nature. Le froid et la famine laminent ceux qui rêvent du Nouveau Monde. Les affrontements avec les indigènes éclatent. La haine des Anglais monte contre ces étrangers nus, "fils de Satan", "hommes sans âme". Le massacre atteint son apogée dans La Ligne rouge. Ce désastre a des origines complexes. Malick le montre souvent comme une fatalité mais parfois, il dévoile le mécanisme des ambitions : les officiers vaniteux, brutaux qui demandent d’inutiles sacrifices. Des caractères contrastés s’affrontent, le lieutenant intransigeant, Gordon Tall (Nick Nolte), et le capitaine Staros (Elias Koteas), le premier obsédé par la conquête d’une colline au prix de nombreuses vies, le second, en revanche, qui voit dans le vol d’un oiseau la grâce plutôt que la mort. Difficile de dire si Malick choisit l’une de ces deux visions. Il dit plutôt que la vie se compose de contradictions, que l’amour a deux visages, celui de la tendresse et celui du conflit.

Amour et Terre promise

L’amour se place au centre du destin de ses héros, l’amour ambivalent, cause de bonheur et de discordes. Dans Le Nouveau Monde, il s’incarne en une jeune femme surgie de la forêt, une princesse indienne, qui représente la force vitale et l’innocence. Les scènes d’amour chez Malick sont pudiques, d’une grande sensualité et tendre à la fois. Ces moments romantiques correspondent à la pureté du ciel, du soleil, de l’eau et de la lumière. Dans La Ligne rouge, des souvenirs donnent du courage au soldat Bell (Ben Chaplin) et certains personnages croient qu’à part l’amour, "tout le reste est irréel." L’amour idéal est celui d’un conte de fées représenté dans des sites immaculés, des beaux corps, une maison éloignée et mystérieuse, comme dans Les Moissons du ciel, la nouvelle demeure de jeunes mariés, promesse d’une nouvelle vie, de richesse, de bonheur. Cette image de l’amour se révèle si fantastique qu’elle tourne inéluctablement au mal. L’amour mène à la désunion, à la division et à la mort. Dans La Balade sauvage, le jeune homme tue le père de son amie parce que celui-ci s’oppose à leur voyage. Dans Les Moissons du ciel, c’est le crime initial, la fuite et le mensonge sur des relations pseudo fraternelles entre l’homme et la femme qui provoquent la catastrophe. Dans La Ligne rouge, la femme qui inspirait les rêves de son mari soldat lui annonce son infidélité dans une lettre. Dans Le Nouveau Monde, l’amour entre l’Indienne et l’Anglais entraîne une bataille.
Les films de Malick racontent l’histoire d’une nouvelle vie, d’un voyage vers une terre inconnue. Bien que les origines du monde soient à chaque fois évoquées, les histoires particulières des héros recèlent un passé vague et les traces de souffrance cachées. Aller vers un continent étranger, soit pour fuir, soit pour se renouveler, s’apparente ici au récit biblique de la Terre promise. Recommencer donne cet espoir unique de trouver une existence vraie. "Tout recommencer. Abandonner cette fausse existence pour une vraie", commente une voix dans Le Nouveau Monde. Dans La Balade sauvage, les deux adolescents, tournés vers l’avenir, enterrent leurs affaires personnelles en signe d’oubli et de renoncement. Chaque rencontre amoureuse est un voyage vers une Terre pleine de promesses, vers une femme mystérieuse. L’homme s’approche d’elle et la quitte sans jamais connaître le fond de son âme silencieuse. Et le départ suivant, comme une nouvelle étape, marque sa route. Les héros de Malick continuent sans cesse leur chemin. Ils s’arrêtent pour peu de temps, puis repartent. Le cinéaste regarde le monde comme un continent inconnu. C’est pourquoi, peut-être, il est si attentif et éveillé, prêt à s’émerveiller devant la nouveauté. Chaque fois, il faut apprendre des choses inédites, nommer les animaux et les plantes, apprendre une langue et des rites exotiques parmi les sauvages (Le Nouveau Monde). Pour les personnages de Malick, la route signifie l’espoir amoureux et la foi, bien que les destins individuels soient tragiques. Pour les communautés et les groupes entiers (les conquistadors, les chefs de guerre), le voyage vise le pouvoir. Mais les deux chemins, individuel et collectif, sont marqués par le Mal inévitable. Et persiste toujours la même question : comment retourner le sort, "comment atteindre cet autre rivage, ces collines bleutées ?" La question est vitale et dramatique, elle donne leur force aux images de Malick, elle inspire une vive et puissante émotion. C’est une question d’espoir et de renouveau, voire de création.

Utopie et Paradis perdu

Malgré sa lucidité, le réalisateur n’échappe pas à une vision utopique. Ses héros vivent dans le monde idéal et isolé rêvé par Rousseau, un monde primitif sans conflit, non perverti par la civilisation. Le couple de La Balade sauvage, après avoir commis plusieurs meurtres, se réfugie dans la forêt vierge et continue sa vie, coupé du monde. Il s’enivre du bourdonnement des libellules ou du frémissement des feuilles. Le même vertige accompagne l’arrivée sur l’île dans La Ligne rouge et sur le continent américain dans Le Nouveau Monde : un nouveau continent apparaît, vierge et opulent, à la culture nouvelle, exotique et mystérieuse. Partout des plaines verdoyantes et des enfants heureux. Malick a aussi cette vision romantique en montrant les débuts de l’Amérique (Le Nouveau Monde). Le train qui emporte le président Wilson traverse des plaines désertiques, puis s’éloigne (Les Moissons du ciel). La civilisation, ce monstre bruyant comparable à une machine fabriquée par l’homme, se déroule quelque part ailleurs. Les films de Malick constituent une sorte de souvenir, mais pas seulement personnel. Ils racontent l’histoire de nombreuses familles, celle du pays entier. Des photos jaunies rappellent ce passé toujours présent dans la mémoire, aussi bien que le folklore des émigrants en Amérique et des tribus indiennes, leurs chants, leurs danses et les paysages - pages inaltérables de l’Histoire.

On peut reprocher à Terrence Malick ses personnages schématiques et trop contrastés, ses histoires dépourvues de nuances, ses dialogues dessinant à peine des portraits psychologiques, un passé évoqué par des esquisses symboliques vagues, le pittoresque de larges plans amplifiés par une emphase musicale. Mais cette critique reposerait sur les critères du style classique que Malick dépasse, par sa peinture vaste à forte résonance métaphorique où l’accent dominant produit un impact esthétique.

Ses tableaux rassemblent des éléments des grands spectacles hollywoodiens et une réflexion spirituelle, union rare dans le cinéma à gros budget. Son histoire de l’Amérique retrace en même temps l’histoire universelle du destin individuel, inscrite dans une vision chrétienne. Malgré ce projet imposant, le cinéaste conserve une particulière légèreté. Ses films respirent grâce à la beauté des paysages et à la lenteur du rythme. Et peut-être, surtout, grâce au regard sensible de l’enfant ou de la jeune personne qui mène la narration. Ni la gravité des messages, ni la tension dramatique des anecdotes, ni les violences n’alourdissent ces œuvres rayonnantes de beauté, gonflées d’espoir, emplies d’une observation simple, voire candide, sage et profonde à la fois. La jeune fille des Moissons du ciel continue sa vie après la mort de son frère, consciente que, partout et toujours, le Bien et le Mal se confondent de façon naturelle. L’enfant n’est ni étonnée, ni scandalisée devant le dénouement tragique auquel elle vient d’assister. Surtout, elle ne juge pas. Ce regard innocent et pénétrant donne au cinéma de Malick sa cohérence, au-delà de sa diversité interne. Ainsi l’horreur se mêle à la beauté. La scène culminante de La Ligne rouge qui montre la mort du soldat Witt est suivie d’images sereines d’une nature toujours splendide, d’enfants souriants. Au-dessus de sa tombe planent des oiseaux. Toutes les violences, aussi bien celles des hommes que celles du Ciel et de la Terre, sont inhérentes au rythme de la vie. Elles coexistent avec des merveilles : une logique que l’homme ne peut changer, lui, un élément parmi d’autres du grand cycle universel. Malick porte un regard consentant sur cet ordre malgré ses quelques tentatives de formuler un jugement moral ou d’inventer des remèdes.

Bien que ses héros acceptent la chute primitive, ils paraissent pourtant inconsolés, sans être véritablement révoltés, comme stupéfaits devant leur destin tragique et leurs bonnes intentions. Le savoir sur la faute et la rupture les rend résignés et compréhensifs à la fois, soumis et presque confiants en Dieu, ouverts devant l’avenir. C’est l’espoir qui les guide, une force vitale, une lumière suprême. Ils ne cessent de demander "Pourquoi ?" Leur cri silencieux retentit au milieu de la beauté et du bonheur qu’ils détruisent sans cesse par leurs actions irréfléchies. Ils sont comme des enfants ébahis et curieux, toujours prêts à croire en une alliance harmonieuse avec l’univers.

Maja Brick
Jeune Cinéma n°338-339, juillet 2011

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