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Kawalerowicz, Jerzy (1922-2007)
Une vie, une œuvre
publié le mardi 15 avril 2014

Jerzy Kawalerowicz (1922-2007)

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (2012)


 


En France, c’est en 1956, qu’on découvre Jerzy Kawalerowicz (1922-2007), avec L’Ombre, en compétition au Festival de Cannes. Mais sa grande année, c’est 1961.
Au début de l’année, il fait d’abord une entrée discrète avec Train de nuit. Sélection de Venise 1959, présenté dans une seule salle d’art et essai, le film semble réservé aux spectateurs avertis et critiques pointus. Il marque pourtant une étape historique de la filmographie polonaise et appartient à la cinématographie mondiale.
La même année, sort Mère Jeanne des Anges, infiniment plus vénéneux, fascinant, inoubliable. Dès la rentrée, le film fait les couvertures des revues et magazines de cinéma. Et il accéde au statut de film-culte pour toute une génération.

En Pologne, où il travaille depuis dix ans, Jerzy Kawalerowicz n’est pas un inconnu et a déjà connu des succès. En fait, il n’est pas seulement un réalisateur-auteur, il est aussi l’un des principaux artisans de la reconstruction, après la guerre, du cinéma polonais. En effet, avec Andrzej Munk (1920-1961), Wojciech Has (1925-2000) et [Andrzej Wajda (1926-2016), il fait partie d’une génération identifiée comme la première "Nouvelle vague polonaise", qui épate la toute jeune cinéphilie française du tournant des années 60. (1)

En France, malgré la réalité historique de la longue amitié avec la Pologne et la reconnaissance des génies artistiques qui en sont issus, on en est resté à la vérité provocante de Alfred Jarry, dans son Ubu-Roi, en 1896 : "La scène se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part". Jerzy Kawalerowicz entrouvre le rideau de fer en 1956, Andrzej Wajda le traverse en 1958, avec Kanal, un plaidoyer contre la guerre sans super héros, témoignant d’une Pologne culturelle libre et inspirée, qui se joue de la censure. En 1961, Jerzy Kawalerowicz lui emboîte le pas, moins politiquement visible et moins prolixe que lui, moins spécifique et moins poétique que Wojciech Has, il a eu plus de temps que Andrze Munk, mort prématurément, pour mener, dans le monde du cinéma, deux carrières de front, celle d’un animateur et celle d’un artiste.
Son œuvre, enracinée dans un système et dans une histoire, est pourtant celle d’un indépendant, voire, sous des apparences parfois éclectiques, celle d’un auteur.

 

La formation

 

D’origine arménienne, il nait le 19 janvier 1922, à Cwozdziec, une petite ville de Galicie, région frontière entre la Pologne et l’Ukraine. Cette même année 1922 se termine avec l’assassinat, le 16 décembre, du premier président de la République de Pologne - il en fera un film, Mort d’un Président (1978) -, et le 30 décembre, avec la création de l’URSS.
Il a 17 ans quand éclate la Seconde Guerre mondiale et que l’URSS récupère l’Ukraine. Sa famille se réfugie à Cracovie. Le jeune homme y connaît la résistance à l’occupation allemande. Il ne reprend ses études interrompues qu’après 1945, à l’Académie des Beaux-Arts et au tout nouvel Institut du cinéma, préfiguration de la prestigieuse École nationale de cinéma de Lodz qui ne verra le jour qu’en 1948.

De 1947 à 1951, il apprend le métier. Il est assistant-réalisateur (avec même des apparitions comme acteur, non créditées), pour des films, qui, tous, sortent en France. Il travaille avec : Leonard Buczkowski (2), Wanda Jakubowska (3), Stanislaw Urbanowicz (4), Tadeusz Kanski & Aldo Vergano (5).
À partir de 1951, à 29 ans, il devient son propre maître et dès lors, sa vie se construit dans le monde du cinéma. Sa célébrité mondiale vient de son œuvre, mais, loin des projecteurs, il acquiert une solide renommée nationale, en participant sans relâche, tout au long de sa vie, à la construction "d’un des meilleurs systèmes de production pour la création de films d’auteur en Europe de l’Est" (6).


 

 

Le producteur

 

Après la guerre, les diverses instances de production se sont regroupées dans la Film Polski sous contrôle gouvernemental. C’est une bonne remise en ordre d’un milieu éparpillé, avec l’ambition pour le cinéma, de dépasser son statut de divertissement.
Mais les sévères contraintes officielles et une censure virulente, mènent très vite au constat d’une mauvaise politique : blocage de la créativité et extrême rareté de chefs-d’œuvres dans la genre "films de propagande". Un dégel s’amorce alors, avec la création d’une section "Scénario" à l’École de Lodz et la possibilité d’adapter des œuvres littéraires.
Après la mort de Staline, en 1953, ça se réchauffe carrément, Film Polski revoit sa politique, et crée une demi-douzaine de petites unités de production avec une direction tricéphale (artistique, littéraire, production), Polski se chageant de la distribution et de la promotion.

Jerzy Kawalerowicz est à l’origine, en 1955, de l’une de ces petites unités de production, la célèbre maison de production Zespol Filmowy "Kadr", et il en reste le directeur artistique jusqu’à sa mort, en 2007 (sauf dans une courte période de turbulences, 1968-1972, au cours de laquelle, il est en conflit avec les autorités communistes). Le premier film produit par la Kadr, en 1955, c’est le premier long métrage de Andrzej Wajda : Pokolenie (Une fille a parlé, Une génération). En 1957, la Kadr produites films de Walerian Borowczyk, Andrzej Munk, Andrzej Wajda et les siens.

Mais outre ces têtes d’affiche internationales, Jerzy Kawalerowicz va soutenir les derniers films de son aîné, Leonard Buczkowski (1900-1967), dont il a été assistant. Il va surtout s’intéresser à ses congénères, des réalisateurs à l’audience nationale, comme Kazimierz Kutz (1929-2018 et Jan Lomnicki (1927-1992). Jusqu’à nos jours, la Kadr produira les films de jeunes réalisateurs polonais, découvertes des festivals mondiaux, mais très peu distribués en France. Avec, à partir de 1972, la production de séries télé, la Kadr a à son actif (en 2012), plus de 150 films, avec des projets pour 2013.
Jerzy Kawalerowicz est aussi l’initiateur et le co-fondateur, en 1966, de l’Association des cinéastes polonais, dont il est le premier président (jusqu’en 1978). Plus tard, il enseignera à l’École de Lodz.
Cette présence active permanente au cœur de la vie cinématographique polonaise, et tout spécialement au tournant des années 60 que les historiens s’accordent à considérer comme les "années de vaches grasses" ("Tluste lata"), fait de J.K. un personnage-clé du cinéma polonais.

 

Le politique

 

Le temps de Jerzy Kawalerowicz, c’est le 20e siècle polonais des intellectuels.
Traditionnellement, ils se pensent comme la conscience de la nation. Cette conscience se double d’une spécificité de génération : Lui et ses contemporains ont connu le nazisme et pensent que tout vaut mieux. Avec un optimisme d’après-guerre, une sorte d’apolitisme de l’Est, aucune illusion sur le monde occidental, ni sur le marxisme d’État, ils ont des engagements plus moraux que politiques, soutenus en cela par le catholicisme essentiel ambiant, qu’ils soient croyants ou pas. Dans ce contexte, J.K. est extrêmement actif et responsable à l’intérieur des frontières de la Pologne du bloc communiste. D’un tempérament diplomate et pacifique, il a le profil idéal pour être le témoin et l’ambassadeur de l’ouverture à l’Occident. À l’époque, quand un film polonais est présenté à Cannes, il ne vient pas, comme aujourd’hui, d’une sélection du festival, mais d’une délégation des autorités polonaises, il est une vitrine officielle. J.K. n’a pourtant jamais fait de film de propagande. Quand il entre en conflit avec le pouvoir entre 1968 et 1972, il abandonne ses fonctions de directeur artistique à la Kadr. Mais il est sûr qu’il n’est pas non pus un dissident. En 1954, il a adhéré au Parti Ouvrier unifié polonais, et en restera membre jusqu’en 1990. Quand l’été 1980, aux chantiers navals de Gdansk, surgit Solidarnosc soutenu par un groupe d’intellectuels dissidents (KOR), il est réticent. C’est le premier syndicat indépendant en opposition au régime communiste, qui est aussi soutenu par l’Église catholique romaine, et qui accompagne d’une messe chacun de ses meetings. Solidarnosc est non violent, mais les grèves énervent Moscou et inquiètent au point que l’état de siège est déclaré. Ce qui n’arrange pas ses affaires : ses projets cinématographiques - Quo vadis ?, cf. infra - en pâtissent. En 1983, il signe donc un manifeste hostile aux cinéastes favorables à Solidarnosc, ce qui l’amène à une rupture avec Krzysztof Zanussi et Andrzej Wajda.
Entre 1981 et 1983, Il est membre du Présidium du Comité national du Front d’unité nationale. Entre 1985 et 1989, il est député élu à la Diète.

C’est son œuvre, mais aussi son parcours politique, qui lui valent honneurs, diplômes, récompenses et distinctions, tant nationales qu’internationales, de toutes sortes (prix dans les festivals du monde, mais aussi décorations polonaises, nominations honoris causa notamment à la Sorbonne (en 1998), etc. Il a même son étoile sur la Piotrkowska, "the Walk of fame", à Lodz.

 


 

 

L’artiste

 

Incontestablement, Il a toujours été un homme social, intégré dans son pays, de sorte qu’il n’a jamais bénéficié de l’aura de dissident en vogue en Occident. Mais il n’en demeure pas moins un créateur inspiré, même si son œuvre n’est pas pléthorique. Parmi les 17 films réalisés en cinquante ans, avec de longues périodes d’éclipses, certains sont moins brillants que d’autres, certains sont mésestimés par la critique, la plupart ne connaissent qu’une sortie nationale ou, au mieux, "régionale" (Europe de l’Est). De plus, le style et la pensée de J.K. ont évolué au long de sa carrière, d’autant qu’il affirmait n’avoir aucun aucun dogme ni aucun credo artistique.
Mais il y a des constantes dans ses préoccupations. Elles tiennent essentiellement dans le seul fait qu’il a toujours voulu maitriser chacun de ses films depuis sa conception, en écrivant lui-même le scénario, seul ou en collaboration, le plus souvent à partir d’un fait-divers d’actualité ou d’une œuvre littéraire polonaise. Et c’est sans doute là que résident son indépendance et sa singularité. En fait, c’est peut-être son œuvre au sang mêlé qui parle le mieux de l’état de la Pologne en son temps, comme le feraient les sédimentations d’un carottage de l’histoire. Parodiant le célèbre aphorisme de André Malraux, on peut se risquer à affirmer que sa mort, clôturant le corpus de son œuvre, a transformé le cinéaste en auteur.

 

Une filmographie cohérente

 

 


 

 
Gromada (La Commune) (1952)
 

Son premier film, Gromada, rassemble tous les éléments qui vont le définir : le goût de l’écriture préparatoire, l’exigence esthétique, la collaboration amicale, un point de vue politique et social indépendant.
À partir d’un épisode réel survenu dans une province pauvre et rapporté par la presse, il écrit un scénario avec le peintre Kasimierz Sumerski (1910-1953), lui aussi sorti de l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Les deux amis le co-réalisent alors avec le poète et résistant Hubert Drapella (1925-2008), qui a participé à l’Insurrection de Varsovie.


 

Le titre, Gromada, qui signifie "La Commune" (la plus petite unité administrative), a aussi été traduit par The Village Mill (Le Moulin du village).
Dans un village, juste après la guerre, un riche meunier, soutenu par les méchants koulaks, ivrognes et corrompus, exploitent impitoyablement les petits exploitants. Ceux-ci décident de résister en tentant de créer une coopérative malgré les obstacles et les sabotages.


 

Le style, néo-réaliste, est d’époque. L’intrigue est politiquement correcte. Mais il y est aussi question d’amour et de culture et derrière la lutte de classes, se profilent des aventures individuelles et une morale. Le film sort en Pologne en 1952, et, obtient une mention au Festival de Karlovy Vary, "pour l’aspect réaliste de la lutte des classes à la campagne".

 


 

Le dyptique
Celuloza (Une nuit de souvenirs) (1954)
Pod gwiazda frygijska (Sous l’étoile phrygienne) (1954)
 

En 1952, est paru un roman Pamiatka z Celulozy (Souvenirs de la cellulose) de Igor Newerly (1903-1987). C’est un des plus grands succès de la littérature polonaise d’après-guerre, considéré comme un modèle du réalisme socialiste. En France, la Quinzaine littéraire en fait le recensement en 1966.


 

C’est l’histoire du paysan Szczesny, qui égrène ses souvenirs et son douloureux apprentissage. Il est venu, naïf, d’un village particulièrement misérable, pour travailler dans la fameuse usine de cellulose végétale et de pâte à papier de la ville de Wloclawek.
L’itinéraire moral, intellectuel et politique d’un jeune homme, qui rencontre le mouvement ouvrier des années 30, est aussi l’occasion de brosser un portrait objectif de la Pologne d’avant-guerre : terrible pauvreté des campagnes, injustice sociale, violence des rapports de classes en milieu urbain, et du travail en usine.


 

L’auteur, Igor Newerly, n’est pas seulement un écrivain. Il a aussi traversé les espaces et les temps troublés du pays en les affrontant, dans la résistance et dans les camps.
C’est avec lui que Jerzy Kawalerowicz adapte le roman, et écrit le scénario d’un film qu’il réalise en deux parties, Celuloza (Une nuit de souvenirs) suivi de Pod gwiazda frygijska (Sous l’étoile phrygienne).


 


 

Celluloza, la première partie, sort en Pologne le 27 avril 1954.
La seconde partie, Pod gwiazda frygijska, sort le 30 octobre 1954, et en Allemagne de l’Est en 1955. Ce dyptique est généralement considéré comme sa première œuvre importante.

 


 

 
Cien (L’Ombre) (1956)
 

Pour son film suivant, en 1956, Cien (L’Ombre), Jerzy Kawalerowicz a recours à un jeune écrivain, Aleksander Scibor-Rylski (1928-1983). Lui aussi a participé à l’Insurrection de Varsovie, où il a été grièvement blessé. Il est encore inconnu, mais il fera une belle carrière de scénariste (7) C’est le seul de ses films où il n’intervient pas au niveau de l’écriture. L’Ombre est un polar et semble un film de genre. À son propos, chez les critiques paresseux, les évocations de Hitchcock affluent. Mais à travers l’intrigue policière, le film aborde les années 1943-1953 en Pologne, encore fraiches dans toutes les mémoires, marquées par la guerre et l’après-guerre, l’ocupation allemande puis l’installation soviétique, la République populaire de Pologne et l’économie planifiée.
Le film est co-produit par la ZRF "Kadr", qui vient de naître. C’est le premier film de Jerzy Kawalerowicz qui effectue une percée internationale. En étant sélectionné (par la Pologne) pour le Festival de Cannes 1956, il est comme un signe d’ouverture à l’Occident, envoyé d’au-delà du rideau de fer. Signe reçu par l’Occident : il est nommé au BAFTA Film Award anglais en 1957.

 


 

 
Prawdziwy koniec wielkiej wojny (La Véritable Fin de la Grande Guerre) (1957
 

Ce film, bien que mineur dans l’œuvre de J.K., marque un sorte d’infléchissement dans son univers et une charnière dans son œuvre. Pour co-écrire le scénario original, il choisit le poète et dramaturge Jerzy Zawieyski (1902-1969). Militant catholique progressiste et homosexuel, issu d’une famille d’intellectuels, celui-ci a un passé moins activiste que ses précédents co-scénaristes, mais un vécu complexe et douloureux, ainsi qu’une expérience sensible venue du monde du théâtre. Il a déjà derrière lui une œuvre variée.

Le film raconte le dilemme d’une femme jeune et belle, Rose, qui croyait son mari mort dans un camp de concentration, et qui a refait sa vie. Quand il réapparaît, comme une épave, elle ne peut ni l’abandonner, ni envisager l’avenir avec lui.
Le monde extérieur n’est pas gommé, mais il n’est plus le sujet principal. Il est relégué à un statut de cause et de contexte d’un problème psychologique et moral. Les guerres ne se terminent pas avec la fin des hostilités et les traités de paix, elles se prolongent parfois longuement dans les âmes. L’actrice Lucynna Winnicka, sa femme, qui a déjà joué dans Sous l’étoile phrygienne, trouve là son premier grand rôle "sentimental".
C’est avec ce film qu’apparaît le "réalisme intérieur", parfois évoqué à propos de l’œuvre de Jerzy Kawalerowicz, qui commence à nuancer, dans une Europe relativement pacifiée, la primauté de l’historique et du social de la création polonaise.
Le film est produit par la seule ZRF "Kadr". Il sort en Pologne en 1957 et en Suède en 1960. En Argentine en 2008, il est présenté au Festival de Mar del Plata.

 


 

 
Pociag (Train de nuit) (1959)
 

C’est ainsi que Train de nuit peut voir le jour. Pour le scénario, J.K. fait appel à un médecin, qui a aussi participé à l’Insurrection de Varsovie, Jerzy Lutowski (1918-1985). Depuis 1957, il est directeur artistique de la société de production de l’armée polonaise (aujourd’hui "Studio Top"), et c’est son premier travail comme scénariste.
Presque quinze ans que la guerre chaude a laissé la place à la froide, les mémoires cicatrisent, les ruines disparaissent, et l’été, on part en vacances, des deux côtés des frontières devenues poreuses. Train de nuit raconte une nuit particulière, dans un train bondé, en route vers la Baltique. Tous les voyageurs vont se croiser et s’influencer, former progressivement un groupe social, avec ses hiérarchies et ses typologies, ses soupçons et son bouc émissaire. Au bout de la nuit, chaque individu regagnera, modifié intérieurement, son propre destin.


 

Sélectionné au festival de Venise 1959, le film est célébré par les Français, Bernard Chardère dans Cinéma 59 et Robert Benayoun dans Positif en 1960), critiques avertis qui ont déjà vu Kanal et Cendres et diamant de Andrzej Wajda. Mais, en septembre 1959, il est assez mal reçu dans une Pologne aux goûts traditionnels, préférant les fresques historiques et les drames sociaux aux états d’âmes petit-bourgeois à tentation métaphysique. En 1961, sa sortie discrète en France, dans une seule salle, au Panthéon, à Paris, rencontre peu d’écho. C’est progressivement que ce thriller psychologique à contrainte, avec unité de temps et de lieu, et esthétique intimiste, va devenir un classique.
Le film sort en Pologne en septembre 1959 sort en France en 1961.

 


 

 
Matka Joanna od aniolow (Mère Jeanne des Anges) (1961)
 

Pendant que Train de nuit poursuit sa percée internationale en douceur, J.K. s’attelle à un nouveau projet, l’histoire des possédées de Loudun. Cette histoire est désormais assez fameuse, ne serait-ce qu’à cause de la notoriété du film spectaculaire de Ken Russell, Les Diables (1971). Mais ce film ne raconte que la première partie de l’histoire, et Jerzy Kawalerowicz, dix ans avant, s’est intéressé à la suite, alors qu’au tournant des 60, l’histoire entière est pratiquement inconnue.
C’est que les faits historiques sont restés plusieurs siècles dans les cartons d’archives. Une ordonnance de juillet 1634 avait interdit "expressément à toute personne de quelque qualité ou condition que ce soit" d’évoquer l’affaire de ces religieuses indécentes, sous peine d’amendes et punitions corporelles.
L’affaire n’a vraiment été reprise qu’au 20e siècle (8), notamment par le Suédois Eyvind Johnsonn (Prix Nobel de littérature 1974), dans son roman De roses et de feu (1949), ou par l’Anglais Aldous Huxley, dans une analyse historique, The Devils of Loudun (1952). Pour ce qui concerne la partie angélique de rédemption (1634-1637), aux accents psychanalytiques prémonitoires, elle a été mise à jour par Michel de Certeau au début des années 60. On peut aussi citer aussi l’opéra, Die Teufel von Loudun, de Krzysztof Penderecki (1969).


 

Rappelons-en les éléments. Loudun, petite ville du Poitou, entre 1632 et 1637, a été le théâtre d’une affaire à multiples péripéties et ingrédients. Les protagonistes sont le prêtre de la ville, Urbain Grandier, le couvent local des Ursulines, avec sa mère supérieure Jeanne des Anges, ainsi que Dieu et Satan sous ses formes les plus diverses, le tout sur fond d’épidémie de peste, et d’arrière-mondes sexuels. Quand Jeanne entre en hystérie, il est nécessaire de nommer avec précision chacun des huit diables qui la tourmentent, si on veut l’exorciser et punir l’agent humain de cette sorcellerie. Grandier, libertin et opposant à Richelieu, qui n’a pourtant jamais rencontré Jeanne, fait parfaitement l’affaire pour des tortures et une mort atroce. Que demande le peuple ? Du pain, des jeux et surtout, du spectacle. Cette première partie est la phase sulfureuse, politique et très publique de cette chasse aux sorcières (1632-1634).


 

L’histoire a une suite moins scandaleuse et beaucoup moins connue. Les Ursulines se calment, et Jeanne est prise en charge par un Jésuite mystique, Jean-Joseph Surin.
Lui rencontre la nonne, et, mû par une inspiration divine et non plus infernale, il l’écoute, longuement. Dans un élan de sainteté, et sans doute d’amour profane, il demande le transfert sur lui de la possession sur Jeanne. En 1637, elle guérit miraculeusement. Lui entre alors dans une profonde dépression.


 

Si c’est la seconde partie de l’affaire que veut traiter Jerzy Kawalerowicz, et non pas la première, c’est qu’il y a des raisons d’actualité. Il se trouve que c’est son compatriote, le grand (et très officiel) écrivain polonais Jaroslaw Iwaszkiewicz (1894-1980), qui s’y est intéressé le premier, et plus spécialement à la relation de Jeanne et Surin, dans un roman paru en 1942. Il se trouve aussi que ce roman vient d’être traduit en français et est paru chez Robert Laffont en 1959. Enfin, cette histoire comporte tous les ingrédients poétiques, esthétiques et politiques, pour séduire, voire parler du présent de la Pologne, à travers une allégorie. J.K. s’en empare et l’adapte avec Tadeusz Konwicki (1926-2015), qui est scénariste et a déjà réalisé un premier film en 1958, produit par la Kadr. Avec lui, J.K. écrira aussi Pharaon, et Austeria.
Mère Jeanne des Anges est d’une grande beauté formelle : références picturales, lumières "expressionnistes", décors très austères construits sur une décharge choisie pour son sol inégal, travail des acteurs qui s’adressent souvent à la caméra afin d’accentuer la subjectivité et d’éviter toute distanciation : "Nous devenons eux. Nous sommes en eux et ils sont en nous", déclare J.K. Il n’est pas indifférent que le prêtre et le rabbin, qui mènent un long dialogue, soient joués par le même acteur.
Le film, s’il prolonge et amplifie l’orientation de ses préoccupations de plus en plus "humanistes", marque une rupture absolue avec tout réalisme, y compris avec le glissement opéré par ses deux films précédents, dont Train de nuit.
Le film sort en Pologne en février 1961 et est envoyé à Cannes.
Le jury du festival de Cannes 61 est ébloui, et si, pour la Palme d’or, il lui préfère Viridiana de Luis Buñuel, il lui attribue le Prix spécial du jury.
Pendant que le Vatican le met à l’index.
L’année suivante, en 1962, J.K. est invité à faire partie du jury du Festival de Cannes.

 


 

 
Faraon (Le Pharaon) (1966)
 

Jerzy Kawalerowicz faisait un film à peu près tous les deux ans. Après Mère Jeanne des Anges, suivent quelques années de silence. Comme si Jeanne et ses démons avaient été un vagabondage poétique non reproductible, il prend son temps. Puis il se tourne vers un auteur réaliste, positiviste adepte de Auguste Comte, Boleslaw Prus (1847-1912), qui rejette toute introspection, à plus forte raison, toute tentation métaphysique. Dans son avant-dernier roman, Faraon (1895), alors même que l’égyptologie est peu développée, malgré la parution de quelques ouvrages de référence, le journaliste et écrivain, en s’intéressant à l’Égypte décadente, aborde une terre de fantasmes. Il invente même un pharaon imaginaire, Ramsès XII, réformateur qui se heurte au conservatisme du clergé de Amon-Ra, au détriment des fellahs. En réalité, il a participé à l’insurrection anti-russe en 1863 (où il a été blessé). Son roman est la critique sociale d’une théocratie en crise, et il fait œuvre politique en visant les oppresseurs du peuple polonais. Quand, avec Tadeusz Konwicki, J.K. s’empare de ce classique de la littérature polonaise, il fait preuve d’habileté. S’il ne veut pas dénoncer les mêmes injustices que Boleslaw Prus en son temps, Jerzy Kawalerowicz entend bien parler de son actualité. Et l’actualité, en Pologne, ces années-là, ce sont les échecs du gouvernement de Gomulka, et notamment le retour de la censure. Par ailleurs, les années 60, c’est aussi l’âge d’or du péplum. C’est l’occasion pour lui d’échapper aux univers intérieurs individuels peut-être trop inquiétants.


 

Il passe à la couleur et fait un somptueux film historique et populaire : dénonciation des magouilles de l’Église, intrigues et complots du pouvoir politique, scènes érotiques, le tout sublimé par son talent pour la stylisation. Coup de génie, pour le tournage, il va utiliser les possibilités du pouvoir en place : 2000 figurants de l’Armée rouge, dans le désert de Kisil-Kim en Ouzbékistan, et en Egypte (Karnak, Gizeh, Vallée des Rois). Cette grande fresque véhicule en fait toutes les critiques qu’on veut bien lui faire porter. Mais, belle comme une production hollywoodienne, insoupçonnable, innocente même, elle sort à Varsovie en mars 1966, représente la Pologne à Cannes en mai 1966. Dans la foulée, le film sort ensuite dans les deux Allemagnes, en Finlande, en Espagne, et est nommée aux Oscars de 1967.
Il ne sortira en France que dix ans plus tard, en 1978.

 


 

 
Gra (Le Jeu) (1969) et Maddalena (1971)
 

En 1968, l’élite intellectuelle polonaise, qui se pense comme une groupe de pression vers une démocratie inéluctable, subit un sérieux revers, avec un retour en force de la censure. L’objectif affiché par les dirigeants communistes est de faire émigrer les plus rétifs. On peut aussi soit faire allégeance au Parti, soit prendre ses distances avec la politique.
Au tournant des 70, après l’épopée de Faraon, peut-être grisé par le succès occidentaux et l’insouciance de l’époque, Jerzy Kawalerowicz choisit une voie moyenne, vivant avec légèreté l’approche de la cinquantaine. Il retourne aux affaires intimes, et s’encanaille en fréquentant les Italiens. Suivent deux films se situant à l’époque contemporaine, peu marquants, co-produits avec la Yougoslavie.
Pour Gra (Le Jeu), il écrit le scénario avec Andrzej Bianusz (1932-2018), chansonnier et auteur de cabaret. Il s’agit d’une histoire de couple, en couleur. Marié depuis douze ans, un homme et une femme entrent en crise. Ils se mettent alors à jouer de leur complicité ancienne et de leur distance nouvelle. Chacun tente de prendre le pouvoir sur l’autre. Un jeu dangereux donc pimenté. Le film ne sort qu’en Pologne en mai 1969.

 


 


 

Maddalena, en 1971, appartient plus ou moins à la même cuvée. Il en écrit seul le scénario. Maddalena, créature pulpeuse, tombe amoureuse d’un prêtre, qui se trouble. L’histoire d’amour impossible se termine en tragédie. On a dit que l’histoire reprenait un des thèmes de Mère Jeanne des Anges, l’amour profane incompatible avec l’amour divin. Avec sa narration morcelée et métaphorique, l’histoire moderne de Maddalena ne semble pas autoriser un tel rapprochement. On peut signaler que la musique est de Ennio Morricone : Come Maddalena, et Chi Mai. Ce dernier air sera utilisé en 1981, dans Le Professionnel de Georges Lautner avec Jean-Paul Belmondo, puis tombera dans le domaine public des scies, dans une série télé britannique, et dans des pub françaises. Il ne faut pas confondre cette Maddalena-là, avec celle de Augusto Genina (1954), sélectionnée pour Cannes. Le film sort à New York, en 1971, au Mexique en 1973, et au Portugal en 1982. Il ne semble pas que le film soit sorti en salle en Pologne.

 


 

 
Smierc prezydenta (Mort d’un président) (1977)
 

En février 1976, Jerzy Kawalerowicz est Président du jury du 26e jury du Festival de Berlin. Dans le même temps, après l’échec de ses tentations frivoles, tendance italienne, il se reprend et retrouve son sérieux mitteleuropa : sa patrie et son histoire.
Dans l’histoire de la Pologne, un des événements les plus marquants, c’est l’assassinat de Gabriel Narutowicz, premier Président de la République de Pologne, cinq jours après son élection, à 57 ans, le 16 décembre 1922, par un certain Niewiadomski, peintre nationaliste et antisémite (condamné à mort et exécuté le 31 janvier 1923). Son élection par le Parlement polonais avait suscité la colère des démocrates-nationaux, qui l’appelait le "Président des Juifs". Il s’agit du seul crime politique jamais advenu en Pologne.
À partir de cet épisode, il écrit un scénario original avec Boleslaw Michalek (1925-1997). un journaliste et critique de cinéma reconnu. Il a été membre du jury du festival de Cannes en 1973, avec comme présidente Ingrid Bergman, l’année où La Clepsydre de Wojciech Haas reçut le Prix du jury. C’est son premier scénario de long-métrage.
Mort d’un Président est une reconstitution, basée sur un travail de documentation très exigeant, ce qui en fait un quasi-documentaire sur ces cinq jours qui ébranlèrent la Pologne. Quand J.K. parle de ce film, il évoque Salvador Allende et John Kennedy, et s’interroge : "Qu’est-ce qu’un crime politique ? Qu’est-ce que le fanatisme ?"
Le film sort le 10 octobre 1977 en Pologne, après avoir été présenté, en septembre, au Festival du cinéma polonais de Gdynia, où il obtient le Prix spécial du jury, et le Prix du meilleur son pour Jerzy Blaszynski. En février 1978, il est sélectionné au Festival de Berlin. Au cours de ce même festival, J.K. reçoit l’Ours d’Argent pour l’ensemble de son œuvre. Il a 56 ans.

 


 

 
Spotkanie na Atlantyku (Rencontre sur l’Atlantique) (1980)
 

Le succès de Mort d’un Président incite J.K. à continuer la collaboration avec Boleslaw Michalek, et ils se lancent dans l’écriture d’un scénario original de fiction : Rencontre sur l’Atlantique. À bord d’un paquebot traversant l’Atlantique du Canada à la Pologne, des voyageurs vivent ce temps suspendu en se croisant superficiellement. Au milieu des petites intrigues sans importance, advient une rencontre grave. L’important professeur Nowak est confronté à un homme qui le trouble et semble le fuir. Du dialogue étrange qui s’instaure entre eux, et du fond de sa mémoire, le passé renaît : cet homme, il l’a écrasé autrefois pour faire lui-même carrière. Dans sa forme, le projet est ambitieux et novateur : c’est sans doute un des premiers films choral, avant que Robert Altman ne donne au genre ses lettres de noblesse. Mais J.K. ne réussit pas à refaire Train de nuit, et le résultat est décevant. L’intrigue principale est noyée dans les péripéties alentour, et la question de l’arrivisme du "tueur" social est évacuée, sans autre analyse, ni politique ni même morale. "Ainsi va la vie", semble dire J.K., oubliant son exigence d’autrefois, comme contaminé par l’Occident décadent. Tout se passe comme s’il négociait mal le tournant de la soixantaine et prenait un coup de vieux. C’est dans cette même période qu’il condamne le jeune mouvement de Solidarnosc, et, de ce fait, se retrouve isolé de ses anciens amis.
Selon le site de Film Polski, le film sort le 16 septembre 1980, en Pologne. Les étrangers peuvent le voir au Festival de Poretta Terme en mars 1981. Il sort en Hongrie en 1982. Le film est mal reçu par la critique comme par le public.

 


 

 
Austeria (L’Auberge du vieux Tag) (1982)
 

La période politique est à nouveau compliquée. La Pologne change, et, s’il continue à être actif socialement, dans le monde du cinéma, il peine à trouver sa place et le succès auquel il est habitué. Il se penche alors sur son passé à lui, le monde disparu de cette Galicie de son enfance. Pour ne pas se laisser prendre dans les pièges de sa propre subjectivité, il prépare le film en se basant sur le roman de Julian Stryjkowski (1905-1996), souvent défini comme "réaliste mystique". Le roman Austeria date de 1966, c’est le second volet d’une tétralogie consacrée aux Juifs des shtetls de Galicie juste avant la Première Guerre mondiale. J.K. écrit le scénario avec Julian Stryjkowski lui-même, et avec Tadeusz Konwicki, avec qui il a déjà travaillé pour Faraon.
Le film est une sorte de mémorial dédié à son village natal, où cohabitaient autrefois les Polonais, les Ukrainiens et les Juifs. Unité de temps et de lieu du récit : une nuit d’angoisse dans un lieu clos, l’auberge d’un vieux juif philosophe, Alt Tag, où convergent des voyageurs et les villageois voisins fuyant l’avancée des Cosaques, et craignant un pogrom.
C’est "comme le jour d’avant l’Holocauste, la métaphore d’un destin tragique", comme le définit JK, qui, avec cette œuvre, prolonge sa réflexion de toujours sur les conflits des hommes (et leurs corps) avec les religions (et leurs dieux). Son analyse du judaïsme suggère qu’il est en partie responsable du sort fait aux Juifs, qui se sont laissé faire. "L’insurrection du ghetto de Varsovie est une exception", souligne-t-il.


 

Naturellement, le film, à sa sortie, crée une polémique. Mais, s’il ne sort jamais en France, il fait une vraie carrière internationale, et est reconnu comme une grande œuvre.
Il est sélectionné au Chicago International Film Festival en octobre 1982, sort en 1983 en Pologne, et il décroche le Lion d’Or au Polish Film Festival de Gdansk, en 1984.

 


 

 
Jeniec Europy (L’Otage de l’Europe) (1989)
 

En septembre 1989, sept ans après Austeria, sort son film sur Napoléon à Sainte-Hélène, L’Otage de l’Europe. Il écrit le scénario d’après un roman, datant de 1982, de Juliusz Dankowski (1926-2006). Comme La Mort du Président, le film est tourné à la manière d’un documentaire, avec des acteurs français (Roland Blanche, François Berléand, Didier Flamand), avec une adaptation française de Jean-Claude Carrière (1931-2021. Cet énième "Napoléon" de l’histoire du cinéma raconte les derniers malheurs du sympathique empereur français face au harcèlement du pénible et injuste gouverneur anglais Hudson Lowe, entre 1815 et 1821. Quand il prépare ce projet et quand il tourne le film, il est probable qu’il n’a pas anticipé la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Ce qui était prévisible, par contre, c’était le bicentenaire de la Révolution française, avec ses innombrables héros et ses riches problématiques. Il est donc permis de s’interroger sur les opportunités, politique, intellectuelle, diplomatique, économique, qui l’ont amené à s’intéresser à ce conquérant hyperguerrier démodé, et à penser, écrire, tourner, produire et sortir ce film trop long, au sujet éventé, déconnecté du monde, et, de surcroît, accompagné par la Symphonie héroïque de Beethoven.


 

À sa décharge, il faut prendre en compte les liens historiques franco-polonais, et on peut se souvenir du rapport de la Pologne avec Napoléon Bonaparte. À la fin du 19e siècle, le pays n’a cessé d’être tiraillé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Quand le peuple en a marre et commence à se révolter, les trois puissants voisins démembrent le pays et se le partagent en janvier 1795. Les Polonais rêvent d’une France amie et alliée, puisqu’elle est ennemie de leurs ennemis. Ce rêve culmine avec la création par Napoléon du Grand Duché de Varsovie, en 1807. Ils s’engagent alors dans l’armée française, constituant un armée polonaise en exil, les "légions polonaises", des troupes d’élite, qui font bien l’affaire de l’empereur français. Le micro-État du Duché ne survivra pas à sa chute.
En 1989, les intellectuels polonais, et J.K., notamment, ont eu tout le temps de mesurer l’illusion de cette relation franco-polonaise. À moins que, traversant un trou d’air moral et trouvant son modèle en un temps qui commençait à le quitter, J.K. en soit venu à ruminer isolement, paranoïa et fin de vie, désormais loin de l’histoire en train de se faire.
Le film sort en Pologne le 29 septembre 1989, et en France le 4 février 1992.

 


 

 
Bronsteins Kinder (Les Enfants Bronstein) (1991)
 

Rencontre sur l’Atlantique comme L’Otage de l’Europe sont des échecs. Qui sait jamais d’où vient l’échec d’une œuvre, de l’émission ou de la réception, ce couple infernal ? Il est sûr que J.K. semble déconnecté du monde d’après 1989, tel qu’il devient.
Par contre, Austeria, qui lui tenait à cœur a trouvé son public, c’est réconfortant, et il en tire les conclusions naturelles : il lui revient de continuer à questionner l’inépuisable histoire du peuple juif.
Pour Bronsteins Kinder, il travaille avec un écrivain confirmé et un scénariste, de 15 ans plus jeune que lui, au parcours de vie remarquable : Jurek Becker (1937-1997). Juif polonais rescapé du ghetto de Lodz et du camp de Ravensbrück (où il a perdu sa mère), installé avec son père (survivant d’Auschwitz) à Berlin-Est en 1945, il en est expulsé en 1977 car trop turbulent, notamment avec l’affaire Wolf Biermann pour qui il prend parti. Jurek Becker a du succès, à l’Est puis à l’Ouest, en littérature, au cinéma comme à la télévision, et ne craint pas la liberté. Il est le sang neuf dont J.K. a besoin.
Bronsteins Kinder (1986) est le 3ème volet d’une trilogie, son œuvre majeure écrite en allemand, sur le destin de la communauté juive d’Europe centrale, du génocide de la Seconde Guerre mondiale aux années 70. Le 1er volet en est Jakob le menteur, son premier roman en 1969, un grand succès, suivi du 2ème volet, Der Boxer (1976).

L’histoire se passe à Berlin-Est, l’été 1973. Hans Bronstein, jeune homme insouciant et amoureux, fait brutalement connaissance avec les fantômes du passé. Dans la maison de vacances familiale, il découvre son père avec deux amis, tous trois anciens détenus d’un camp de concentration, retenant prisonnier un homme enchaîné, un ancien gardien du camp nazi, et voulant faire justice eux-mêmes. Le jeune homme considère qu’il doit être remis à la justice, le père refuse. Il tente de parler avec sa sœur, en vain. Elle est internée dans un asile psychiatrique, détruite par la guerre. Avec sa copine, actrice d’un film sur l’holocauste, la communication se pollue aussi. Pour le jeune homme, tout dialogue est devenu impossible, à l’intérieur de sa propre génération autant qu’avec la génération précédente.
Avec ce film, J.K. renoue avec une des grandes préoccupations de son œuvre. Les guerres ne sont jamais finies et leurs dégâts sont, non seulement innombrables et imprévisibles, mais aussi, inguérissables, qui métastasent dans les populations humaines, dans le temps comme dans l’espace. Le film est en couleurs, c’est une belle époque. Il va avoir du mal à trouver son public. De fait, il est paradoxal et plus difficile qu’il n’y paraît. La critique y voit les éternelles problématiques de la culpabilité, de la rédemption, de la justice, et du conflit des générations. Mais il y a la réalité des images de ce film en couleurs : le film confronte la nuit et le brouillard d’un temps (les années 40) au grand soleil de l’été d’un autre temps (les années 60-70), et expose cette confrontation à la profonde mutation d’un troisième temps, précurseur du troisième millénaire (les années 90). C’est sans doute un pari prématuré, qu’il est intéressant d’examiner à nouveau, une nouvelle fois vingt ans après. Le film sort en Pologne et en Allemagne le 5 décembre 1991. Le titre américain : Les Enfants Bronstein. Le titre français choisi par le Festival de La Rochelle 2012 : Le fils Bronstein.

 


 

 
Za chto ? (Pourquoi ?), (1996)
 

Cinq années s’écoulent, J.K. a 74 ans quand sort son avant-dernier film : Za chto (Pourquoi ?,) d’après une nouvelle de Léon Tolstoï, datant de 1906, traduite par Pour quoi faire ? ou Pour quelle faute ?. Ce n’est qu’un court récit, noyé dans l’œuvre si féconde de Tolstoï, mais il a un statut spécial pour les Polonais. En effet, il faut savoir que le Russe Léon Tolstoï (1828-1910), a été élevé dans l’aversion de la Pologne, rejet dont on voit le point culminant dans Guerre et Paix, et des traces dans Anna Karénine. Au cours de ses crises morales et dans son souci de justice, il procède à une auto-critique et remet systématiquement en cause, en lui, ce sentiment de haine injustifié, jusqu’à finalement se délivrer de cette entrave idéologique et mettre son art au service de la cause polonaise. La nouvelle Za chto ? témoigne de cette conversion. Elle est écrite à partir de faits réels, l’histoire tragique de la famille Migurski. Souvent traduite en polonais, publiée dans des magazines à Cracovie et Varsovie, elle est l’objet d’un abondant travail critique des chercheurs, et de la gratitude populaire des Polonais pour ce Russe exceptionnel.


 

L’histoire se passe en 1830. Les temps sont romantiques et insurrectionnels en Europe, la France donne le ton à partir de juillet, suivie par la Belgique et par la Pologne. En novembre, à Varsovie, le peuple se soulève contre l’envahisseur russe, bientôt rejoint par l’armée. Il faudra près d’un an pour la réprimer. Za chto ? se situe dans cette période exaltée. Jozin participe à la révolte de novembre et aux luttes qui suivirent. Il est amoureux d’Albina, la fille de riches propriétaire terriens. Quand on l’arrête et le déporte en Sibérie, la jeune fille, dans la fougue de leur passion et dans l’évidence de la nécessité d’un sacrifice, décide de le suivre. J.K. coscénarise la nouvelle avec trois autres cinéastes, Aleksandr Bondarev, le scénariste confirmé Pavel Finn né en 1940, et le réalisateur Valeri Pendrakovski, né en 1951.
Le film sort en Pologne le 18 avril 1996, et en Hongrie, le 13 septembre 2005. On a pu voir le film en juillet 2011 à la Cinémathèque française.

 


 

 
Quo vadis ? (2001)
 

Quand J.K. entreprend le tournage de ce qui sera son dernier film, le 8 mai 2000, il a 78 ans. C’est Quo vadis ?, "la plus grande production polonaise de tous les temps" (12 millions de dollars qui deviendront 18 à cause de la mauvaise météo).
Il en rêve et il y travaille depuis Faraon, mais il va lui falloir 35 ans pour y parvenir.
Il n’a cessé, dans son œuvre, de solliciter l’histoire tourmentée de la Pologne. L’été 1980, l’Histoire réelle, avec "une grande hache", entre à nouveau dans sa vie personnelle, et, en 1981, la loi martiale, qui restreint toutes les activités du pays, stoppe net le projet "Quo Vadis". En 1999, Henryk Sienkiewicz (1846-1916), l’auteur du roman, revient à la mode avec l’adaptation par le réalisateur polonais Jerzy Hoffman, né en 1932, d’un autre de ses romans, Par le fer et le feu, un film qui connaît un grand succès. Du coup, divers producteurs, privés et publics, se mobilisent et s’associent (Chronos Films) pour donner un coup de pouce au vieux et grandiose projet relégué. Le très célèbre roman de Henryk Sienkiewicz se déroule au 1er siècle après JC, sous l’empereur Néron. Il raconte la naissance difficile du christianisme, monde de spiritualité, dans la Rome décadente des Césars, cyniques et matérialistes. L’amour entre un patricien et une chrétienne, et la résistance de leur foi vont affronter les temps troublés des persécutions. Par ce détour historique, d’abord paru en feuilleton à partir de 1895, dans la Gazeta Polska, et traduit en français, dès 1896, dans la Revue Blanche, l’auteur expose les préoccupations de son temps, - la figure du tyran, les rapports de l’Église et de l’État -, avec une configuration particulière à la Pologne, où, vers 1878, le Tsar Alexandre II a tenté d’imposer l’Orthodoxie, à la place des Églises catholiques orientales en place, qui, elles, se réclament de la papauté.


 

Mais la problématique entre immédiatement en résonnance dans toute l’Europe, où on assiste à une renaissance religieuse, à tendance prosélyte, en réaction contre le règne du positivisme. La France, pour sa part, fait de la résistance, et ce reflux chrétien va aboutir à un épanouissement de l’anticléricalisme. Anatole France (1844-1924, l’ami de Émile Zola (1840-1902) et de Jean Jaurès (1859-1914), aurait déclaré que "c’était une œuvre idiote, expression du néocatholicisme polonais". Le roman ne fait pas l’unanimité non plus du côté catholique, où on lui reproche de décrire le paganisme avec plus de soin que le catholicisme, et de faire des erreurs historiques désinvoltes. En réalité, Henryk Sienkiewicz est d’abord un romancier doublé d’un patriote, dont l’ambition affichée est de "réchauffer les cœurs" et d’exalter les révoltes des opprimés, tout ce qu’il faut pour en faire une icône de son peuple. Dans ce combat douteux, il est amusant de constater que c’est la même année, en 1905, qu’il obtient le prix Nobel, sans doute boosté par le succès internationale de Quo vadis ?, roman chrétien, et qu’est votée, en France, la loi sur la séparation de l’Église et de l’État, ouvrant l’ère française singulière de la notion de laïcité, nouvel outil des "droits humains".
Le cinéma mondial n’a pas attendu pour adapter Quo vadis ?. Dès 1901, les Français Lucien Nonguet et Ferdinand Zecca lui consacrent une minute de pellicule. Toujours en muet, les Italiens réalisent deux long métrages : Enrico Guazzoni en 1913, puis Gabriellino D’Annunzio et Georg Jacoby en 1925, avec Emil Jannings en Néron. Évidemment, il faut citer plus particulièrement l’incontournable version de Mervyn LeRoy, avec Robert Taylor, Deborah Kerr et Peter Ustinov dans le rôle de Néron, qui, en 1951, fait vibrer la première génération des "cinéphiles", dans son adolescence, pour sa longueur (171 minutes) et sa couleur (Technicolor). Il y a, ensuite, des adaptations télévisuelles, notamment le feuilleton de Franco Rossi en 1985, avec Klaus Maria Brandauer en Néron.
Il est bien normal qu’un Polonais récupère, à son tour, son propre patrimoine. Cette fois, il travaille seul au scénario. Quand il adapte le roman de son compatriote puis réalise ce gros péplum, J.K. souhaite clairement célébrer le christianisme, "une religion qui a humanisé le monde barbare", selon ses propres termes. On peut même penser que, soucieux de demeurer en phase avec ce monde désormais humanisé, il fait tout simplement ce qu’il n’a pas fait pour la Révolution française, un film-commémoration, l’An 2000 comme grand jubilé du Christ. En effet, le film est présenté en avant-première au Vatican, le 30 août 2001. Et il plaît beaucoup au Pape polonais, Jean-Paul II, qui se fend d’une "Bénédiction apostolique spéciale" pour l’équipe du film.
Mais surtout, il ne fait rien d’autre que de prolonger le travail de toute sa vie, la recherche de ce qu’il appelle les "problèmes universels". On pourrait lui chipoter ce concept, qui, dans sa pensée, n’est ni mathématique ni marxiste, mais plutôt, très prosaïquement, européocentriste. On préfèrera admirer son travail d’adaptation de Henryk Sienkiewicz, qui met en avant les personnages politiques, Pétrone l’intellectuel et Néron le tyran social-bouffon, plutôt que le mélodrame des deux amoureux. Il confirme : "Une telle modification est fidèle à l’idée et à la philosophie de l’œuvre de l’auteur qui, à mon avis, est un drame du pouvoir, de la foi et de l’amour, menant, à travers des situations extrêmes, jusqu’à la tragédie".
Pour prolonger l’anecdote laïque, on peut noter que le film de J.K. sort très vite un peu partout (Italie, République tchèque, Argentine, USA, Russie, Roumanie, Corée du Sud), mais qu’en France, on doit attendre 2010 pour une sortie en DVD. Il sort en avant-première au Vatican le 30 août 2001, puis en Pologne le 14 septembre 2001. Le film est abondamment nominé en 2002 pour les Aigles (prix du cinéma polonais décerné à Varsovie), pour le son, la scénographie, la musique, les costumes, le second rôle, mais, à notre connaissance, n’a reçu aucun prix.

 


 

 

La conclusion d’une œuvre

 

De même qu’un premier film contient généralement en germe, et à l’insu de son auteur, tous les ingrédients de l’ensemble de l’œuvre à venir, de même un dernier film, quand il est tardif, est naturellement vécu comme un testament, par l’auteur comme par les spectateurs. Le Quo vadis ? de Jerzy Kawalerowicz peut légitimement être vu et pensé comme un aboutissement.
Il disait : "Trois thèmes surtout m’intéressent : le grand amour, la grande joie, la grande politique. La tragédie le drame m’attirent. La Mort du Président, par exemple, a vraiment la dimension d’une tragédie grecque. Je suis contre tous les films qui ne sont que des illustrations. L’art, on ne peut jamais savoir où il commence."

Jerzy Kawalerowicz meurt le le 27 décembre 2007 à Varsovie, la même année que Ingmar Bergman (1918-2007) et Michelangelo Antonioni (1912-2007). Dans les panégyriques, on loue son rôle-clé dans la fondation de la cinématographie polonaise moderne, ainsi que son talent de directeur d’acteurs. On le déclare devenu un auteur "classique", mot polysémique. Dans son cas, il pourrait désigner un parcours et une œuvre typiques, auxquels on peut se référer pour comprendre une époque.
On peut dire qu’au long de sa vie, il a cherché son chemin, sans jamais se renier lui-même ni chercher à plaire. Plus historien qu’utopiste, plus métaphysique que séditieux, il ressemble à son pays. Quant aux dissensions politiques, le temps a passé et il y a eu des relectures et des prescriptions.
À ses obsèques, en janvier 2008, étaient présents, notamment, à la fois le ministre de la Culture, et Andrzej Wajda, qui venait de réaliser Katyn.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (2012)

1. Andrzej Munk (1920-1961). Andrzej Wajda (1926-2016).

2. Chansons interdites, en 1947, est le premier long-métrage de fiction d’après la guerre. Sortie en France en 1950).

3. La Dernière Étape en 1948. Sortie en France en 1948, et présentation au Festival de films de femmes de Créteil en 1995.

4. Cœur d’acier en 1948. Sortie en France en 1950.

5. Le Défilé du diable en 1950. Sortie en France en 1951.

6. Jean-David Szczepanski, Histoire du cinéma polonais des origines à 1992 , mémoire de maitrise.

7. Aleksander Scibor-Rylski a travaillé avec Andrzej Wajda notamment pour L’Homme de marbre et L’Homme de fer.

8. Plus de précisions bibliographiques dans l’article Mère Jeanne des Anges.


Références :
 

* Michel Estève, éd., "Jerzy Kawalerowicz", in Études cinématographiques, n° 62-63, Minard, 1967.

* Ginette Delmas, "Entretien avec Jerzy Kawakerowicz", Jeune Cinéma, n°181, mai juin 1987, pp.16-21.

* Jean Delmas, "Pharaon ouvre-t-il une nouvelle voie ?", Jeune Cinéma, n°23, mai 1967, pp. 16-20.

* Joseph Gariazzo, "Jerzy Kawalerowicz", Encyclopédie Treccani, 2003.

* Jerzy Kawalerowicz, Wiecej niz kino (Plus de films), autobiographie, Varsovie, Skorpion, 2001.

* Georges H. Mond, "Les Intellectuels des années soixante-dix en Pologne", Revue de l’Est, volume 5, 1974, n°3. pp. 19-44.

* Halina Olczak-Moraczewska, "Jerzy Kawalerowicz", site Culture.pl, 2007.

* Zespol Filmowy "Kadr".



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