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La crise de 1929 au cinéma
Sur deux films "mineurs"
publié le jeudi 9 mars 2017

par René Prédal
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010


 

Sur deux films mineurs :
* American Madness (La Ruée) de Frank Capra (1932).
* Red Ensign (Le Pavillon rouge) de Michael Powell (1933).



 

Alors que la dépression économique occupe l’actualité extra-cinématographique en 2009, le cinéphile a pu découvrir deux productions particulièrement pertinentes prenant pour sujet la crise de 29 aux États-Unis et en Grande-Bretagne, tournées sur le vif : American Madness (La Ruée) de Frank Capra (1932) et Red Ensign (Le Pavillon rouge) de Michael Powell (1933). (1)


 


 

Ce ne sont ni les meilleurs films de leurs auteurs (2), ni les œuvres emblématiques entretenant un rapport direct avec la crise de 29, du type L’Argent de Marcel L’Herbier (3), ou bien Notre pain quotidien (Our Daily Bread) de King Vidor (1934) et Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) de John Ford (1939), deux tableaux puissants de la grande dépression et du New Deal aux USA.


 

Ce ne sont pas non plus, d’une manière plus générale, des films sociaux comme ceux de la Warner, par exemple Je suis un évadé (I Am a Fugitive from a Chain Gang) de Mervyn LeRoy (1932), des peintures de la classe ouvrière comme Furie noire (Black Fury) de Michael Curtiz (1935), des réquisitoires contre le fléau du lynchage comme Furie (Fury) de Fritz Lang (1936).

On n’oublie pas le comique des Temps modernes (Modern Times) de Charlie Chaplin (1936) et, inversement, le pessimisme du mélodrame comme Ceux de la zone (Man’s Castle) de Frank Borzage (1933) et Histoire d’un amour (Back Street) de John M. Stahl (1932).
Ni le film noir urbain comme Le Petit César (Little Caesar) de Mervyn LeRoy (1931) et L’Ennemi public (The Public Enemy) de William Wellman (1931).

Ces films n’ont rien à voir, non plus, avec les films allemands précédant la crise comme La Rue sans joie (Die Freudlose Gasse) de G. W. Pabst (1925), en fait situé pendant la première crise inflationniste de 1923-1924)

Ni avec des films contemporains de la dite crise, comme Ventres glacés (Kühle Wampe) de Slatan Dudow (1932), M. le maudit (M. ein Stadt sucht ein Mörder) de Fritz Lang (1931), ou les films français de René Clair comme À nous la liberté (1932) et Le Dernier Milliardaire (1934) ou ceux précédant juste le Front populaire, Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir (1935) et La Belle Équipe de Julien Duvivier (1936).

En fait, la crise de 29 avait frappé le monde entier, et il conviendrait aussi de retenir la peinture violente (et pas seulement émouvante) de la misère liée au chômage que donne le Japonais Yasujiro Ozu avec par exemple Une auberge à Tokyo (Tokyo no vado, 1935).


 

Certes il y en a d’autres, mais en citant une vingtaine de titres pour une décennie de cinéma mondial (ce qui, indiscutablement, n’est pas énorme), force est de constater que la crise de 29 est loin d’avoir marqué de façon spectaculaire le 7e art.
On peut songer, par antithèse, aux deux guerres mondiales ou au "cinéma de la Libération" en Italie.

Le cinéma miroir ou reflet de son temps n’a pas vraiment accusé le coup sur le moment.


 

Il n’a pas non plus rattrapé depuis, à part quelques belles exceptions avec la mise en place de la Tennessee Valley Authority dans Le Fleuve sauvage (Wild River) de Elia Kazan (1960) ou le marathon de danse de On achève bien les chevaux (They Shoot Horses, Don’t They) de Sydney Pollack (1969).

Il semblerait que la production, en fait elle-même touchée directement par la crise en tant qu’industrie (on ne disait pas encore alors "culturelle"), était davantage occupée à gérer le passage au parlant par recours massif au théâtre filmé qu’à observer ce qui se passait autour des studios de prises de vues où tout le cinéma s’était retranché pour filmer ce qui avait fait fureur sur scène les années précédentes.

C’est donc plutôt en creux qu’il faut chercher la marque de la crise dans les plus importantes cinématographies des années 30, un peu comme ce sera le cas de celle de la Résistance dans le cinéma français pendant l’Occupation. (4)
Alors oui, les allusions, les inspirations populistes en Europe comme aux États-Unis (où elles triomphent chez Frank Capra défenseur de la devise "la vie, la liberté et la recherche du bonheur"), les doubles lectures et l’arme de l’humour dessinent un sous-texte plus ou moins codé.
Celui-ci peut même passer pour une constante du genre de la comédie mondaine qui, par le jeu des coproductions, se présente indifféremment sous les formes du vaudeville français, du Kammerspiel allemand et du cinéma italien des "téléphones blancs", ou de la screwball comedy hollywoodienne, citadelles du film de divertissement face auquel le réalisme a bien du mal à trouver in extremis sa place - tragique, sociale et surtout poétique - afin d’affronter le spectacle menaçant de la guerre.


 

Quels que soient ses caractères spécifiquement nationaux, la comédie de mœurs déploie en effet, pendant près de dix ans, le charme de ses intrigues amoureuses sur fond de jeux d’argent, de croisements (extra)conjugaux entre riches et pauvres, aristocrates et petites employées de bureau, en plein affairisme banquier cause de fortunes miraculeuses ou de faillites retentissantes. Mais le happy end, les sentiments purs et une juste loi assurent le respect des règles du capitalisme et du code de bonnes mœurs sur lesquels règne le pouvoir.

Voilà la grande majorité du cinéma des années 30, et les films que nous avons cités sont ceux qui y échappent - quelque peu ou franchement - car la société bourgeoise a toujours digéré sa propre critique, même virulente, pourvu que cette contestation demeure quantitativement très minoritaire.

La Ruée (1932) et Le Pavillon rouge (1933)
 

Des analyses précises de La Ruée et du Pavillon rouge montreraient que Frank Capra et Michael Powell n’ont pas totalement évité ces travers inhérents à ces comédies de mœurs.

En effet, les deux réalisateurs se sont attachés à des personnages hors du commun entièrement préoccupés par le sauvetage l’un sa banque prise dans la tourmente du retrait massif d’argent de milliers de petits épargnants, et l’autre de son chantier de constructions navales malade de l’absence totale de commandes, deux phénomènes dus au krach financier aux États-Unis et à la ruine du commerce maritime en Grande-Bretagne.


 

Ces choix narratifs classent ces deux films plutôt dans la catégorie de la comédie car tout finira bien.

Mais ce sont des comédies dramatiques avec ruine, crime, désespérance, vol, mensonge et malhonnêtetés, et non pas des comédies de mœurs : le héros traverse une grave crise morale plutôt que sentimentale, l’intrigue amoureuse existe bien mais elle vient en second, et elle est entièrement dépendante des déboires professionnels.

Dès lors, la vision économique et sociale est prépondérante : ce sont bien des films "de la crise de 29", certes mineurs (style séries B), mais dont l’originalité se collette de front à des composantes fondamentales : l’effondrement de la Bourse, la ruine des industries et donc, par conséquent, la misère et le chômage de classes sociales qui n’ont pas le premier rôle mais sont montrées en victimes directes des conséquences désastreuses.

C’est ainsi que Thomas Dickson (Walter Huston), le banquier de La Ruée, et David Barr (Leslie Banks), l’ingénieur-constructeur de navires du Pavillon rouge sont d’authentiques héros à l’américaine, chevaliers blancs, chefs d’entreprises sympathiques qui révèlent dans la crise un génie du management, une énergie innovante et des valeurs humaines généreuses propres à sauver la situation financière et industrielle de leurs pays en difficulté.
Ils sont ainsi à l’image de Capra et Powell eux-mêmes, qui veulent contribuer à rendre confiance aux citoyens spectateurs vivant la dépression au quotidien, en positivant par les récits hagiographiques de destins édifiants.

Œuvres de propagande ?
 

Red Ensign est une œuvre ouvertement mobilisatrice dont le générique s’inscrit sur fond du pavillon britannique flottant au vent accompagné d’une musique martiale pendant qu’une voix off précise : "Pendant plus de deux siècles, le pavillon anglais a dominé les océans. Aujourd’hui beaucoup de nos navires restent à quai, sans utilité. Les chantiers navals sont désertés. Le pavillon de détresse est levé."


 

De fait, la musique se poursuit, mais les images changent : chantiers vides, bateaux immobilisés sur un vaste plan d’eau, semblables à des pions oubliés sur un grand échiquier.
Sur une machine abandonnée, on peut lire : "À vendre aux enchères". Plusieurs navires sont arrêtés en pleine construction, les coques à peine commencées entre des échafaudages de bois qui n’étayent rien du tout.
La voix poursuit : "Voici l’histoire de David Barr, un directeur de chantier naval, et de son combat pour relancer l’industrie navale britannique."
Le ton passionné et patriotique est donné pour soutenir ce New Deal à l’anglaise conté à travers les aventures romanesques d’un personnage qui se heurtera à de nombreuses difficultés.

American Madness est plus habilement coulé dans les traditions des fictions hollywoodiennes, en mêlant la menace de krach de la petite banque d’Union nationale indépendante (dont le patron, paternaliste à l’ancienne, veut faire circuler les économies des épargnants, mais se heurte à son conseil d’administration frileux) au hold-up de trois gangsters.


 

Heureusement, la panique des clients sera jugulée par la mobilisation de tous ceux que Dickson avait aidés, notamment un ancien prisonnier auquel il avait donné une seconde chance. La bonté est donc récompensée, mais cette folie de l’argent est dénoncée par le titre original comme un mal typiquement américain, mise en scène à la manière d’un western (les mouvements de foule) et dotée de décors symboliques (la banque est matériellement montrée comme le temple du Dieu argent trônant au fond de la salle des coffres).
Vu aujourd’hui, le film paraît à la fois d’une superbe audace - une comédie affrontant la crise depuis une banque, institution où semble résider le Mal absolu -, mais aussi d’un formidable optimisme, car "l’Homme" chez Capra est naturellement bon et les rares mauvais seront donc finalement confondus. L’humour est en outre constant et le rythme haletant.

En somme, La Ruée constitue le type même du film sur la crise bancaire et Le Pavillon rouge celui sur la dépression économique… sinon qu’ils sont emblématiques de genres qui n’ont en fait jamais vraiment existé.

Ceci accroît encore leur prix à nos yeux de cinéphiles. (5)

René Prédal
Jeune Cinéma n°329-330, printemps 2010

1. Depuis un certain temps déjà l’actualité DVD réserve une place importante à l’édition des classiques du cinéma.
Mais cette fonction de Cinémathèque / home movie se double aussi désormais de plus en plus fréquemment de la sortie d’un grand nombre de titres anciens qui n’ont guère laissé de traces dans l’histoire du cinéma, mais qui font partie des achats groupés de droits auxquels les éditeurs, hier de VHS, aujourd’hui de DVD, sont généralement soumis lors de leurs acquisitions de "vieux" films.
S’ils veulent obtenir telle œuvre célèbre, il leur faut souvent acheter sur catalogue un package dans lequel se trouvent aussi d’autres films (de la même maison de production, entreprise d’import-export, détenteur de droits TV, anciens distributeurs…)

Au film connu, le nouvel éditeur DVD réservera la sortie collector (c’est-à-dire avec bonus) ou Blu-ray (c’est-à-dire Haute Définition).
Quant aux autres, ils seront examinés de près avant un renoncement pur et simple à l’exploitation des plus médiocres.
Par contre, plutôt que de laisser pour compte le tout-venant, beaucoup seront également retenus mais simplement en formule standard, dès qu’un intérêt est susceptible d’attirer l’attention d’un certain nombre d’acheteurs potentiels.
Ainsi "le film mineur" (ou de début de carrière) d’une vedette ou d’un réalisateur de renom peut se retrouver dans les bacs (souvent il est vrai pour peu de temps et il ne sera pas réédité).

2. Pour Franck Capra, ses meilleurs films seraient sans doute : It Happened One Night (New York Miami), 1934 ; Mr. Deeds Goes to Town (L’Extravagant Mr. Deeds), 1936 ; Arsenic and Old Lace (Arsenic et vieilles dentelles), 1944.

Pour Michael Powell, nous dirions : The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad), 1940 ; The Red Shoes (Les Chaussons rouges), 1948 ; Peeping Tom (Le Voyeur), 1960.
NDLC : Ben et Le Narcisse noir (Black Narcissus), 1947, non ?

3. L’Argent de Marcel L’Herbier est un film prophétique puisqu’il raconte des magouilles financières et un krach boursier, mais sort l’année précédente, en 1928.

4. NDLR : À cet égard, on peut citer un exemple remarquable, dans la comédie musicale Chercheuses d’or de 1933 (Gold Diggers of 1933) de Mervyn LeRoy (1933). C’est une comédie légère et cynique, avec à peine quelques allusions à la crise dans le dialogue, mais qui offre en finale, un ballet de Busby Berkeley, magnifique et déchirant, Remember My Forgotten Man.


 

5. Il est par conséquent intéressant que le DVD ait sauvé de l’oubli, ces deux films "mineurs", démontrant ainsi que la crise de 29 au cinéma n’a pas été un rendez-vous cinématographique manqué.
* American Madness (La Ruée) de Frank Capra (1932).
* Red Ensign (Le Pavillon rouge) de Michael Powell (1933).

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