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Ciel rouge (2016)
de Olivier Lorelle
publié le mercredi 23 août 2017

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°381, été 2017

Sortie le mercredi 23 août 2017


 


Ciel rouge (1) de Olivier Lorelle est un film étrange, qui ne ressemble à aucun autre, qui n’appartient à aucun genre.

Dès la première image, il a quelque chose d’un embarquement en terre inconnue et sans retour. Une sorte de carton annonce : "Au début de la guerre d’Indochine, dans les postes perdus, aux confins de la jungle"… comme s’il était issu d’un roman de Pierre Benoit, doté de cette espèce particulière de romanesque qui piégeait nos adolescences. On y entre d’emblée, et impossible de rebrousser chemin.


 

Ça continue en silence. L’action est à la fois lente et saccadée, les sous-officiers s’activent, la jeune militante vietminh résiste. Pendant les pauses entre deux séances de torture, acharnée, elle lit, les soldats (français et vietnamiens) jouent au ping-pong. Le silence est lourd, honteux. Chacun fait gravement ce qu’il a à faire. On a besoin de cigarettes, on ne se regarde pas.


 


 

Quand l’un des soldats et la fille échangent un regard, leurs deux intolérables vérités se télescopent, et adviennent alors, dans le même instant, la jonction et la rupture. L’évidence s’impose, qui n’a pas besoin de mots, ils prennent la fuite ensemble dans la nuit, les deux ennemis dans une même jungle dont elle seule connaît les secrets.

Le rapport de force s’inverse alors, et c’est le petit soldat qui l’a voulu.
Il dit : "Comme on va passer un moment ensemble, on pourrait peut-être se tutoyer ?"
Elle dit : "Ça fait un siècle que vous me tutoyez".

On pense alors entrer dans un film politique, pourquoi pas, il n’est pas trop tard, il y a si peu de films français sur cette guerre-là. Mais c’est tout autre chose qui nous attend.

Guerre et paix entre ciel et terre

 

Dès la première nuit de fuite, on entre dans un autre monde : la jungle viet, avec des bêtes, des herbes, des perles d’eau, menaçante et bienfaisante si on sait la prendre, pacifique, qui nourrit et désaltère, qui guérit. Cette jungle-là est enchantée, peuplée d’esprits et d’âmes perdues. (2)

On entre ainsi dans une autre dimension, plus abstraite.

C’est un film-fuite et passion comme pour Tristan et Yseut.
C’est bien sûr, aussi, un film-voyage, leur chemin commun d’adversaires fait office de ce fil du temps de mort et résurrection, comme dans le Bardo Thödol ou dans Dead Man. (3)
Les voyages vécus sont faits de poussières et de fatigues, les voyages racontés sont des quêtes métaphysiques. (4)
Ciel rouge parvient à réconcilier les deux visions, comme sont unifiés les âmes romantiques et les corps réalistes du Kieu. (5)


 


 

Aujourd’hui, alors que la planète prend feu, c’est peut-être d’abord un film-Terre, un retour délibéré à une origine rêvée, la contrainte d’Adam et Ève, ou celle de Paul et Virginie, ou même celle de Églé et Azor. (6)
Mais avec la guerre tout autour.

Le premier baiser, c’est dans un tunnel sous les bombes, contre la panique de l’enfermement.
C’est alors que le film se structure dans la cohabitation guerre et paix. Les temps de guerre, la torture, l’étape et le village massacré, les armes automatiques ; les temps de paix, les livres, le riz, le lac, les premiers matins radieux, qui se sont appris dans la douleur.

C’est surtout un film-jungle.
La caméra enveloppe les amoureux, tourne autour d’eux, les protège. Derrière les bambous, les palmes, les arbres, les feuilles, elle ne les surveille pas, elle veille sur eux, en s’attardant alternativement sur les minuscules vivants et morts qui occupent le sol et sur la succession des ciels, au long des heures, derrière les montagnes énigmatiques, en une même lente contemplation, bercée d’une même musique d’attente, obsédante. La vieille maxime "C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme" est valable pour la jungle. Ce n’est pas la cause, ni la femme qui prend le militaire, c’est elle, la jungle. Et pour lui, la guerre est finie.


 

Les amants parlent peu.
Elle dit : "Je t’ai rencontré dans une autre vie. Je connais le chemin. C’est écrit".
Elle dit : "Je veux goûter à ton insouciance".
Et un moment, ils peuvent vivre le paradis.


 

Mais leurs rares dialogues s’insèrent dans un vaste écosystème, historique et géographique, empli de contradictions, une prison mouvante qui ressemble au fameux "grand mécanisme" shakespearien. (7)
Si ce n’est pas écrit, au moins est-ce en train de s’écrire et ils n’y peuvent rien.

Le déserteur amoureux se met à rêver de liberté et de vie sauvage, d’évasion de la violente histoire familiale qui le plombe. Le principal engagement est désormais celui de son corps à la terre, qu’il habite et exploite. Et, par voie de conséquence, dans les bras de la fille de la jungle bien plus "civilisée" que lui parce que construite par la nécessaire révolution, il s’engage aussi auprès des humains qui la peuple.
Dans le grand Nord de ce pays, ce sont les partisans.


 


 


 

Trahison

 

La trahison se met à ressembler à une fatalité.

La militante dit : "On trahit toujours quelque chose quand on a le courage d’aller vers son destin".
Il demande : "Comment peut-on être si sûr que le monde sera meilleur après la révolution ? "
Elle demande : "Comment peut-on vivre sans autre chose que soi ? Comment peut-on être libre si le monde est injuste ?"

Avant sa décision de rejoindre le Vietminh, le garçon se roule dans la terre devenue sa terre, en une sorte d’étreinte grave et triste. La première fois, c’est comme un jeu, une façon de faire connaissance. La seconde fois, ce sera quand il a déjà trahi les siens, c’est la terre devenue cendre dont il recouvre son visage, à l’image de son âme : sales.


 

Affleure alors la tragédie dans sa figuration cornélienne, la déchirure de la trahison et son infernale douleur.


 

Il dit : "Il faut sortir de cet enfer".
Puis, il réduit la tâche : "Je vais les retarder".
Puis le piège se referme, et d’appât passif et consentant, il devient tueur. Choisir un camp, quel qu’il soit, c’est trahir.

Le visage caché de la fille, de la même espèce que l’univers végétal qui l’entoure, interroge du regard le soldat français récupéré par les siens, attaché, condamné, face à l’absurde de l’inversion. Et nous savons qu’elle connaît toutes les recettes de la survie.


 

Ciel rouge est un film de guerre qui prend le point de vue de la paix.
C’est le second long métrage de Olivier Lorelle, scénariste à succès. (8)
En 2008, il citait Robert Bresson : "Ne pense pas à la poésie, elle viendra par les jointures". Ce qui fait le charme ineffable de ce film, son lyrisme sourd et son romanesque presque anachronique, c’est son rythme et ses rimes internes, ses articulations.

Sur la guerre d’Indochine, peut-être qu’un tel film philosophique, apaisé mais qui n’oublie rien, n’était possible que maintenant, des décennies plus tard, alors que les cicatrices sont moins douloureuses et que ce sont les touristes français qui envahissent le Vietnam merveilleux.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°381, été 2017

1. Ne pas confondre avec Ciel rouge (Blood on the Moon) de Robert Wise (1948), un western avec Robert Mitchum - pas le même rouge.

2. Roman sans titre de Duon Thu Huong, Édtions des femmes, 1991.

3. Le Bardo Thödol ou Livre des morts tibétain, traduction de Marguerite La Fuente, Éditions Adrien-Maisonneuve (1933) ; réédition dans une traduction de Robert Thurman, chez Bartillat (1995) ; Dead Man, film de Jim Jarmush (1995).

4. On pense à des fictions, comme Aguirre de Werner Herzog ou à La Vallée de Barbet Schroeder, tous deux de 1972. On pense aussi à des faux documentaires comme La Dernière Piste de Kelly Reichardt (2010) ou La Vie pure de Jérémie Banster (2014).

5. Kieu de Nguyen Du, Éditions en langues étrangères, Hanoï, 1979.

6. Paul et Virginie de Bernardin de St-Pierre (1788) ; Églé et Azor, dans La Dispute de Marivaux (1744).

7. Cf. Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain, Julliard (1962).

8. Il a notamment travaillé avec Rachid Bouchareb, pour Indigènes (2006) et Hors-la-loi (2010). Citons aussi Vivre au paradis de Bourlem Guerdjou (1998).


Ciel rouge. Réal, sc : Olivier Lorelle ; ph : Jean-Marc Bouzou et Yvan Quéhec ; son : Arnaud Soulier ; mont : Cécile Dubois ; déc : Thuong Trung Dao. Int : Cyril Descours, Audrey Giacomini (France, 2016, 91 mn).


 



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