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Féministe, il va sans dire
Suites de l’Affaire Weinstein
publié le dimanche 14 janvier 2018

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Après la tribune du Monde ; "Des femmes libèrent une autre parole", (1) défendant "la liberté d’importuner", signée par des femmes "emplies de compassion pour la misère sexuelle des hommes" (sic Catherine Millet), est-ce bien nécessaire d’intervenir dans le "débat" qui s’est invité sur la scène publique, et que les médias ont défini comme "féministes contre féministes" ?

La polémique, qui était à prévoir et probablement souhaitée, comme un rebond de l’Affaire Weinstein, (2) est sans doute souhaitable, qui remet à jour les vieilles fêlures du vécu de cette inévitable "collaboration" qu’est l’amour hétérosexuel.


 


 

Ce qui intéressant, c’est l’observation de ce "fait social total" constitué par la tribune elle-même, la mécanique médiatique qui l’a accompagnée, et les effets des haut-parleurs des réseaux sociaux.

Dans cette minuscule tribune, chaque signataire parle d’elle-même, et exprime son ressenti individuel, depuis sa place dans le monde : une classe sociale, une chance, un caractère, un tempérament, totalement aveugle à ses non-semblables, celles qui ne savent pas dire non, ne sont pas en position de le dire, ou n’ont pas appris le jiu-jitsu.


 

On pense à une définition de "la bien-pensance" (qu’il ne faut pas confondre avec le "politiquement correct") de Frédéric Lordon développée à un autre propos, (3) qui s’applique parfaitement dans leur cas présent : "Adhésion globale à l’ordre social du moment ; hostilité réflexe à toute critique radicale de cet ordre ; réduction à une posture défensive dans un contexte de contestation croissante avec pénurie de contre-arguments sérieux ne laissant plus que la ressource de la disqualification".

Ces points de vue personnels ont des arguties vagabondes et hétéroclites, qui sous couvert de protéger des acquis récents (cette certaine "liberté sexuelle" de leur jeunesse, qui a profité à tous mais surtout aux hommes, qui devenait un "must", et ridiculisait les réticents, largement démodée plus tard par le sida) valorisent en fait des pratiques vieilles comme le libertinage (bien plus ancien que le 18e siècle). Et, au passage, méprisent, de façon désagréable, les élégances de l’amour courtois respectueux, insulté comme "puritanisme". Il y a mille façons d’être réactionnaire.

Mais ce qui est important, c’est qu’elles s’expriment face à un fait social inédit, non pas lancé par telle ou tel (4), mais issu de quelques iskra non identifiables - pourquoi diable n’est-ce pas advenu au temps de l’affaire DSK, en 2011 ? (5) -, un mouvement aux causes qui les dépassent très largement, si célèbres qu’elles soient.

Ces "stars", ces célébrités toujours éphémères, ont parfaitement le droit de dire ce qu’elles en pensent, de cette affaire et de ses développements, de ne pas être solidaires de leur genre, de voler au secours d’une révolution sexuelle qu’elles considèrent en danger, et, en l’occurrence, de nager "contre le courant" - d’autres l’ont tenté et des plus admirables. Être minoritaire et élitiste, c’est toujours gratifiant.


 

Mais elles ont tort de penser qu’elles peuvent devenir des leaders d’opinion et infléchir, chacune plus chacune, des phénomènes collectifs aussi évidemment pertinents (avec leurs inévitables bêtises certes) : les foules sont changeantes, lunaires, et si on savait comment se forment les grandes vagues sociales, durables sinon éternelles, les politiques ne seraient pas ce qu’elles sont, si souvent étonnantes.

Car elles confondent les sphères (privée et publiques) et les niveaux (de pensée comme d’intervention), confrontant leurs egos, les mâles amis, les désirs (asymétriques et si souvent mimétiques, ce qui fausse les jeux, cultivées comme elles le sont, elles devraient le savoir) avec les statistiques, les nouveaux liens et modes de circulation de la démocratie, les lois, le patriarcat.


 

La cause déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle, disait le vieux Durkheim, et nul ne sait exactement quand le quantitatif devient du qualitatif, à partir de combien d’individus, ça devient un fait social.


 

On ne peut qu’applaudir l’intervention malicieuse de Geneviève Fraisse, féministe historique, elle.


 

Bonne lecture :

* Pierre Choderlos de Laclos, De l’éducation des femmes, préface de Geneviève Fraisse, Les Équateurs, 2018.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Des femmes libèrent une autre parole", Le Monde daté du 10 janvier 2018.

2. L’Affaire Weinstein (2017).

3. Frédéric Lordon, "Le complot des anticomplotistes", Le Monde diplomatique (octobre 2017).

4. L’enquête du New York Times du 5 octobre 2017, ou les hastag qui ont suivi (#BalanceTonPorc ou #Metoo).

5. L’Affaire Strauss-Kahn (2011).



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