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Baiser du tueur (le) (1955)
de Stanley Kubrick
publié le mercredi 17 janvier 2018

Sur deux films de Stanley Kubrick
Killer’s Kiss (1955) et The Killing (1956)

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 223, été 1993

Sorties les mercredis 13 juin 1962, 8 novembre 1995, 17 janvier 2018


 


Pendant que les grands films cannois sortent à larges coups de clairon médiatique, on peut, selon son âge, aller vérifier ses souvenirs ou découvrir les premiers pas d’un maître, puisque deux films presque quadragénaires de Stanley Kubrick sont de nouveau offerts aux amateurs, Le Baiser du tueur (1955) et L’Ultime Razzia (1956).

Bien des choses ont changé depuis leur première exploitation, et Kubrick, mégalomanie sincère ou suprême habileté à construire sa propre légende, est devenu un des rares réalisateurs incontestés du cinéma mondial, dont chaque œuvre nouvelle est un événement.

On a son idée là-dessus, concernant tout au moins sa dernière en date (Full-Metal Jacket), mais admettons "l’incontestabilité" de l’auteur de Spartacus. En tout cas, il est extrêmement rafraîchissant de se replonger dans ces œuvres de jeunesse (Kubrick a 27 ans lorsqu’il tourne Killer’s Kiss) tournées en quelques jours, à l’économie, où les astuces de mise en scène viennent compenser les dollars manquants.


 

En ce milieu des années cinquante, le film noir américain est parvenu à une quasi-perfection, dont le point de culmination sera atteint par Robert Aldrich avec En quatrième vitesse.
Kubrick ne se place pas à un tel niveau, mais les caractères formels de ses deux films - typologie, économie narrative, paysage urbain magnifié par le noir & blanc - le situent d’emblée dans des parages proches de John Huston ou de Jules Dassin.

La filiation de L’Ultime Razzia avec Asphalt Jungle est évidente, au-delà de l’utilisation de Sterling Hayden, interprète principal de l’un et l’autre film : préparation mathématique du hold-up, caractérisation rigoureuse des personnages, exécution impeccable, le unhappy-end chez Kubrick (l’argent éparpillé par le vent) représentant un clin d’œil au Huston du Trésor de la sierra Madre.


 

C’est à Jim Thompson que l’on doit les dialogues additionnels. Mais c’est à Kubrick que l’on doit cette idée d’une présentation achronologique des événements, qui donne à L’Ultime Razzia un relief, surprenant à l’époque, et dont l’efficacité demeure intacte : mêlant présent et passé, reprenant une scène déjà tournée pour la filmer sous un angle différent, Kubrick parvient ainsi, en morcelant les points de vue, à renouveler l’intérêt pour ce qui est le point de passage obligé du genre, la préparation du braquage, et à donner aux personnages - pourtant de convention : flic vendu, caissier marié à une trop belle garce, tueur au petit chien - une dimension inusitée.


 

Astuce de construction que vient renforcer le choix des acteurs, tous seconds rôles indissociables de l’histoire du film noir : Ted de Corsia, Jay C. Flippen, Timothy Carey, Marie Windsor, Elisha Cook Jr. surtout, extraordinaire en mari trompé, qui viennent lester la banalité des situations de leurs mythologies particulières.


 

Il ne semble pas qu’il ait continué de s’en réclamer, mais, à l’époque, Kubrick se voulait influencé par Max Ophuls - non par la thématique de l’auteur de La Ronde, bien sûr, mais par les chatoiements de son écriture.
D’où cette profusion, surprenante dans un film noir, de travellings en arabesques et de déplacements latéraux, tant dans les séquences d’exposition que dans les scènes de violence (le massacre final), qui avaient sur le moment fait renâcler la critique ("esbroufe gratuite" écrivit Godard), mais qui n’étonnent plus guère aujourd’hui, au temps de David Lynch et des frères Coen. On y voit même maintenant une sorte de griffe reliant The Killing aux œuvres postérieures, Dr. Folamour ou Orange mécanique.


 

Idem pour Le Baiser du tueur, dans lequel Kubrick a tout pris en charge (production, réalisation, scénario, photographie et montage) et où éclate la violence particulière qui ne quittera jamais son univers.
Violence documentaire du combat de boxe, trois minutes filmées au ras du ring avec une force et une précision rarement atteintes depuis le Body and Soul de Robert Rossen, violence distanciée d’un tabassage au fond d’une impasse en ombres chinoises lointaines, violence métaphorique du duel à mort, où les combattants munis d’une hache et d’un épieu accomplissent un éprouvant carnage, mutilant, éventrant, décapitant toute une cohorte de mannequins féminins. Quant à l’enchevêtrement des lieux de la poursuite finale, à travers escaliers, toits-terrasses, entrepôts, il préfigure le labyrinthe de verdure de Shining.


 


 

L’argument tiendrait aisément sur une pochette d’allumettes - un boxeur déchu rencontre une entraîneuse, le patron de celle-ci, jaloux, veut se débarrasser de celui-là.
Les acteurs, inconnus, n’ont pas d’antécédents : ils y gagnent une véracité qu’accentue la technique quasi documentaire adoptée par Kubrick. Pas de référence avouée, pas de mouvements ophulsiens, mais un filmage au plus près, dérivant avec les personnages dans les rues de New York.


 

Un New York dont la photogénie est superbement exaltée : les trottoirs de Times Square, les néons des dancings, les entrepôts déserts, la gare de Pennsylvania, délimitent les frontières d’un cauchemar en noir & blanc que le couple devra fuir pour s’unir. En 67 minutes de mise en scène inspirée, Kubrick a planté bien des éléments de son œuvre future.

Est-ce une méfiance devant les génies installées ?
C’est dans ces deux films lointains où le travail de mise en scène brille de son éclat le plus apparent (trop peut-être ?) que l’on retrouve à l’état natif le Kubrick que l’on préfère, vif, efficace, loin des pesanteurs barrylyndoniennes.

On pourra compléter cette plongée archéologique en allant savourer Un faux mouvement de Carl Franklin, où les ruptures de ton, les fausses pistes, les comportements inattendus - l’antithèse de la géométrie kubrickienne - manifestent la vivacité du polar, le seul genre hollywoodien capable d’encore nous étonner.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 223, été 1993

Le Baiser du tueur (Killer’s Kiss). Réal, sc, ph, mont, prod : Stanley Kubrick ; mu : Gerald Fried. Int : Frank Silvera, Jamie Smith, Irene Kane (USA, 1955, 67 mn).

L’Ultime Razzia (The Killing). Réal : Stanley Kubrick ; sc : SK, d’après Clean Break de Lionel White ; dial : Jim Thompson ; ph : Lucien Ballard ; mont : Betty Steinberg ; mu : Gerald Fried. Int : Sterling Hayden, Coleen Gray, Vince Edwards, Jay C. Flippen, Marie Windsor, Ted de Corsia, Elisha Cook Jr., Timothy Carey (USA, 1956, 85 mn).

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