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Vacances à Venise (1955)
de David Lean
publié le mercredi 2 septembre 2020

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties le vendredi 28 octobre 1955 et les mercredis 13 juillet 2016 et 2 septembre 2020


 


Le film de David Lean figure en bonne place dans la filmographie "cartes postales" de Venise. 
La scène où Hepburn bascule dans le canal du campo S. Barnaba en est sa scène-culte, et elle est probablement citée par tous les tour operator trimballant leurs paquets de touristes dans ce coin-là de la cité, une scène tellement éventée qu’on n’en rit même plus.
Mais du coup, le film, aimanté par ladite scène, voyage dans les mémoires comme une aimable comédie sentimentale, munie de tous les clichés formatés : les images urbaines éculées et les stéréotypes ripolinés, sur les femmes américaines et puritaines, ou sur les Italiens dragueurs, libres d’importuner (et bienvenus).

Comme la série du Commissaire Brunetti, (1) c’est aussi un film-piège - peut-être justement à cause de ces clichés. Si jamais on tombe sur le film, par hasard, en zappant distraitement d’une chaîne de télé à l’autre, même si on l’a vu dix fois, on reste scotché. Comme les enfants, on redemande sans cesse ces dérives dans la ville magique, recherchant avant tout la reconnaissance des ces lieux qui nous appartiennent personnellement.


 

Alors, dès l’arrivée de miss Jane Hudson à la gare de Santa Lucia, on surveille attentivement les images, pour tenter de situer la pensione Fiorini. Suit, évidemment, une certaine déception, quand on constate que le vaporetto se perd comme n’importe quel pékin, loin du Grand Canal, passant par des canaux inconnus, sous le Rialto après le pont de l’Accademia, avec un détour du côté des hauts murs de l’hôpital, au large du sestiere Castello. Force est de constater que ce premier parcours est fait de bricolages glanés un peu partout et a sans doute été tourné aussi en studio, alternant des images touristiques et d’autres plus secrètes, ce qui, après tout, est tout à l’honneur de David Lean.


 

Du coup, raisonnablement, on revient au vrai sujet du film. 
Et, là, on découvre tout autre chose que l’aimable bluette dont on se souvenait : un film infiniment mélancolique.

Certes, il s’agit de vacances, et donc, par définition, il est parfaitement attendu et dans l’ordre des choses que l’histoire d’amour entre Katharine Hepburn et Rossano Brazzi (2) soit courte, apparaisse sans avenir, finisse par une séparation sans rendez-vous ultérieur, éliminant tout happy ending même vague.

Si le spectateur n’en reste pas au code de la parenthèse sans lendemain, c’est qu’aucun des deux protagonistes de cette aventure n’est un personnage convenu. Classes moyennes, âges moyens, "vacants" à proprement parler, pas marrants du tout, pas romanesques pour un sou. Tous deux sont graves et lourds d’une détresse existentielle d’autant plus émouvante qu’elle n’est jamais explicitée.

Miss Hudson (Katharine Hepburn), si indépendante, qui aime voyager seule, armée de sa caméra, ne parvient à s’agréger à aucun groupe, se sentant soit en trop, soit carrément rejetée.


 

C’est que, dans ce voyage, elle fait la rencontre frontale de sa vérité refoulée, dont on ne saura jamais l’histoire, une solitude terrifiante, qu’elle n’a pas vu venir. Elle rencontre un gamin des rues déluré, qu’elle accueille bien, dont le rôle est justement d’accentuer son exclusion. Cela pourrait être cette vieille idée qu’à Venise, on va en couple, si possible en voyage de noces, que les trios ou les bandes d’amis n’y trouvent pas leurs places, et, sans doute, y a-t-il de ça. Mais ce serait réducteur de s’en tenir à cette rengaine. 



 

Renato de Rossi (Rossano Brazzi), lui, s’ennuie un peu, il est morose dans sa ville provinciale, son magasin d’antiquités est peu fréquenté. Il sait apprécier les femmes, une jolie jambe lui tire l’œil, c’est normal, il a été élevé comme ça, il est italien. Mais il a ses propres soucis, et il va mettre longtemps à aborder la dame réticente. Il lui faudra plusieurs signes, pour oser se lancer dans la love affair, et il le fera sans les oripeaux du latin lover.


 


 

Bien sûr, aussi, tous les plans, insistant sur la solitude insurmontable de miss Hudson, sont là pour préparer la rencontre inattendue. Tout doit pouvoir arriver et surprendre, sinon on ne ferait plus de cinéma (3). Ils vont essaimer tout le film pourtant, y compris après la rencontre, et jusque dans les instants heureux.


 


 


 

Les signes. Les destins. C’est ce qu’on découvre dans ce film qui semblait anodin. Une séquence oubliée en constitue la métaphore.
Les amants se sont trouvés, ils sont assis à une terrasse, une fleuriste passe. Lui parie qu’il sait quelle fleur elle va choisir, elle choisit un petit gardénia et non l’orchidée (un cattleya ?) qu’il subodorait.
Elle lui raconte alors un très lointain souvenir où son boyfriend d’étudiant n’avait pas eu assez d’argent pour lui en payer un. Plus tard, le gardénia tombe dans un canal, c’est grave la chute d’un symbole. Pour la consoler, il tente de le récupérer, penché sur l’escalier qui mène à l’eau, il y arrive presque, mais finalement échoue, et la caméra s’attarde longuement sur le gardénia qui file au loin.


 


Cela semble n’être qu’une péripétie parmi d’autres, évacuée aux premières visions, et largement éclipsée par la scène de S. Barnaba. Une femme qui tombe à l’eau, c’est forcément plus important qu’une fleur, même si on récupère la femme et pas la fleur.
Mais la scène du gardénia est suffisamment longue pour apparaître, comme une évidence aveuglante, la scène-clé du film, ce qu’on s’étonne de ne pas avoir vu avant.

En sous-main, il y a la question du mariage, qui va surgir à travers un mensonge dévoilé devenu aveu : lui est marié. Il dit ne plus vivre avec sa femme, et on le croit, il ne s’agit pas de vulgaire adultère. 

Il s’agit, en revanche, d’un vrai contrepoint : elle, elle n’est pas mariée, ne l’a jamais été. C’est un "vieille fille" et en ce temps-là, ça arrivait tôt, dès 25 ans, l’âge de sainte Catherine. Isa Miranda, la logeuse, est seule aussi, mais elle est veuve, et ça n’a rien à voir : un homme a déjà voulu d’elle, et elle a des amants. Sa solitude est conjoncturelle, celle de Katherine est structurelle. 
(4)


 

Le divorce interdit en Italie, la vie en couple libre, les enfants, quatre quand même dans ce cas-là, sont des complications, pas de réels obstacles. David Lean ne s’intéresse pas à ces questions, qui ne se posent à aucun moment et affleurent à peine dans le récit, malgré leur actualité (5).


Ils se sont rencontrés, ce n’était qu’un carrefour, leurs chemins se croisaient et leurs sagesses divergeaient.
Lui avait appris qu’il ne fallait pas laisser passer les chances même passagères, même illusoires. Illusion de la liberté. 

Elle venait d’apprendre qui elle était et qu’elle ne pourrait pas plus s’inventer un bonheur à Venise cet été là qu’au long de son passé. Illusion de la fatalité ? 

Il lui dira : "Ne partez pas, je vous aimerai toujours". 

Elle lui dira : "Oui, parce que je m’en vais. Je n’ai jamais su partir à temps".


 


 

David Lean savait tout le poids du gardénia, qui lui a donné une rime interne avec la scène finale, quand l’amant court après l’amante dans son train qui s’éloigne, parvient presque à la rejoindre, mais finalement échoue, son gardénia à la main.


 

C’est de fatalité que Lean voulait parler.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Commissaire Brunetti, série allemande de Christian Castelberg (épisodes 1 et 2) et Sigi Rothemund (épisodes 3 à 23), d’après les romans de Donna Leon.

2. Rossano Brazzi (1916-1994).

3. Même chez Chantal Akerman, même à Jeanne Dielman de Bruxelles, quelque chose arrive.

4. Le film date de 1955. Katharine Hepburn (1907-2003) a 48 ans. Isa Miranda (1909-1982) a 46 ans.

5. En 1949, Roberto Rosselini, marié et séparé de Marcella De Marchis, a entamé son histoire avec Ingrid Bergman, sur le tournage de Stromboli, après avoir viré sa maîtresse officielle, Anne Magnani. L’affaire a fait scandale aussi bien en Italie qu’aux États-Unis, où Bergman a été pratiquement blacklistée. Ils se sont mariés le 24 mai 1950 et ont divorcé en 1957. Le film, Divorce à l’italienne de Pietro Germi date de 1961. En Italie, l’autorisation légale du divorce date du 1er décembre 1970.



Vacances à Venise (Summertime). Réal : David Lean ; sc : D.L., H.E. Bates & Donald Ogden Stewart, d’après la pièce The Time of the Cuckoo de Arthur Laurents ; Alessandro Cicognini ; ph : Jack Hildyard ; mont : Peter Taylor ; déc : Vincent Korda. Int : Katharine Hepburn, Rossano Brazzi, Isa Miranda, Darren McGavin, Mari Aldon (USA, 1955, 99 mn).



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