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Forman, Milos (1932-2018) (e)
Entretien avec Jean Delmas (1964)
publié le dimanche 15 avril 2018

Rencontre avec Milos Forman
à propos de L’As de pique
Jeune Cinéma n° 1, septembre-octobre 1964

Sélection du Festival de Locarno 1964. Voile d’or

Sorties le lundi 23 novembre 1964 et les mercredis 23 septembre 2009 et 20 novembre 2019.


 


La Voile d’or de Locarno (1) a été décernée cette année au jeune réalisateur tchèque Milos Forman. C’est le plus éclatant parmi les signes qui, de festival en festival, ont marqué la percée du jeune cinéma tchèque, que, désormais (enfin !), on ne pourra plus ignorer.
Sensiblement plus jeune que Vojtech Jasny (2) (dont il faut bien prononcer le nom quand on parle de cette renaissance tchèque), Forman doit avoir une trentaine d’années.

Il a débuté comme scénariste en 1955 et a travaillé quelques années à la Laterna Magica, (3) qui était alors encore sous la direction de Alfred Radok, ce maître génial des arts du spectacle - grand metteur en scène de théâtre, un moment grand réalisateur de cinéma avec Ghetto Terezin, sans doute le plus beau film tchèque de l’après-guerre. (4)


 

Milos Forman a réalisé en 1962 un moyen métrage, Concours, film à sketches, un peu ironique, mettant en scène un jeune orchestre très connu à Prague. (5)

En 1963, il tourne Pierrot le Noir (6), qu’il vient de terminer quand nous le rencontrons (avant le succès de Locarno), à Pâques dernier, à Prague.

Pierrot le Noir est la simple histoire d’un gars comme les autres, entre son travail et ses plaisirs, sa recherche du bonheur et une certaine malchance, collant à sa manière d’être même. Le Pierrot noir, là-bas, est le valet de pique, c’est-à-dire la très mauvaise carte dans certains jeux. Mais on hésite à transposer le titre, parce que le choix d’un personnage très noiraud de teint et de cheveux est une des réussites du film.

Deux thèmes à retenir parmi d’autres : d’abord cet étrange métier que Pierrot fait malgré lui (ou plutôt qu’il ne fait pas), qui consiste, comme employé d’un supermarché, à détecter et surveiller les chapardeurs. Ensuite (puisque, précisément, cet emploi lui a été trouvé par son père), le conflit ou la différence entre le père et le fils. Dans son métier, c’est plus fort que lui, Pierrot n’est jamais sûr, ou ne se décide jamais à dénoncer le voleur. Et quand, à force d’être houspillé, une fois il se décide, il tombe justement sur un grand ami du directeur.


 


 

Résultats : les remontrances du père, soucieux de l’avenir de son fils. Mais il ne sont pas d’accord non plus sur bien d’autres choses, et, par exemple, sur cette reproduction de Maya nue (ou de la Flora du Titien) que son fils a mise au mur et à laquelle il préfère dignement la bonne vieille madone sulpicienne qui a toujours été là.


 


Milos Forman : En fait, le thème père et fils dans ce film doit être pris autrement. Les jeunes ont l’idéal, les adultes ont l’expérience, mais pour chaque progrès de l’expérience, il y a un recul de l’idéal. Ce n’est pas le problème de l’âge qui est posé, mais celui du rapport entre l’idéal et l’expérience. De son expérience, le père a tiré un idéal nouveau, qui ne correspond pas à celui de son fils. Ainsi, au départ, il n’aimait pas les directeurs de magasin et il reste quelque chose de ce mépris lorsqu’il parle d’eux. Mais, dans un deuxième temps, il dit à son fils : "Si tu veux bien travailler, tu peux devenir directeur de magasin"…


 

Jeune Cinéma : D’une révolution, nous aurions justement espéré la fin de ce phénomène classique que nous appelons "embourgeoisement’, la synthèse dialectique de cette contradiction des générations… Vous avez assisté à la projection de votre film deux jours avant à la campagne. Comment le public réagit-il ? Comment réagit, dans le public, chacune des deux générations ?

M.F. : Le public réagissait très fort et riait. Une jeune fille de 15 ans m’a dit : "Les adultes ne peuvent pas comprendre". Cinq minutes plus tôt, un vieil homme m’avait dit : "La jeunesse ne peut pas comprendre cela". Mais la salle entière riait : chacune des générations riait de l’autre.


 


 

J.C. : On peut ressentir le thème comme plutôt tragique et on a un moment d’étonnement à propos de ces rires.

M.F. : Pour moi aussi le thème est très triste. Car je n’aime pas, sous aucune forme, ce qui est surveillance et c’est le métier qu’on fait faire au garçon, un métier de flic. Mais devant un film où les dialogues sont comme dans la vie, si on ne riait pas, ce serait mauvais signe. Ce qui fait rire, c’est le ton banal, les mots qui rappellent à chacun quelque chose. Dans ce que dit le père, on reconnaît ce que les pères disent toujours à leurs enfants.

J.C. : Cette sensation de vérité, cette illusion de "la vie-telle-qu’elle-est" que vous avez voulu obtenir, et obtenue, ne résulte ni d’un enregistrement en reportage suivant les méthodes ciné-œil ou cinéma-vérité, ni d’une improvisation de la part des interprètes.


 

M.F. : J’avais une caméra dans un magasin - visible, pas une caméra cachée. Il y avait les clients normaux, occupés normalement. Seuls les acteurs étaient au courant. Je parlais très calmement avec eux pour ne pas créer une atmosphère de cinéma. Pour cette raison aussi, j’avais une lumière générale, pas d’éclairages particuliers.

J.C. : Et les interprètes ? Des non-professionnels ?

M.F. : Oui, tous sauf un, le plus jeune des petits maçons. Mais ils n’improvisent pas, il n’y a pas une phrase qui soit dite pour la première fois. Tous répétaient un texte appris par cœur, puis, trois mois après, j’ai tourné le plan, sans qu’ils aient, dans l’intervalle, relu le dialogue. Dès lors, ils doivent repenser, retrouver le texte. On voit qu’ils réfléchissent, ce qui doit donner la sensation de vérité que je recherchais.


 

Avec l’homme qui interprète le père, j’ai beaucoup parlé, j’ai changé les dialogues en fonction de lui. Il n’a pas lu l’ensemble du scénario, je lui ai seulement expliqué la situation, les mouvements, je lui ai appris quatre ou cinq phrases qu’il puisse retenir par cœur. Quand est venu le tournage, il n’avait donc pas pu acquérir une mécanisation, il devait penser au sens et non aux mots.
Mais c’est un interprète beaucoup plus intelligent que son rôle.
Les autres aussi d’ailleurs : le garçon qui joue Pierre va maintenant entrer à l’Université. C’est une règle : les acteurs non-professionnels doivent toujours être "en plafond", toujours plus intelligents que les personnages qu’ils jouent.

Propos recueillis par Jean Delmas
Prague, Pâques 1964
Jeune Cinéma n° 1, septembre-octobre 1964

1. Le Festival de Locarno a été fondé en 1946. La Voile d’or est devenue le Léopard d’or en 1968.

2. Vojtech Jasny est né en 1925.

3. La Laterna Magica est le nom donné au Théâtre national de Prague après 1958. Son nom vient de celui d’un spectacle expérimental, Laterna Magika, de Alfred Radok & Josef Svoboda, qui mêlait théâtre et cinéma, utilisant notamment le "polyekran" (écrans multiples / split screen). Il fut présenté à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 où il fit sensation.

4. Alfred Radok (1914-1976). Metteur en scène de théâtre, il réalisa quelques films, dont le premier, Ghetto Terezin (Daleká cesta) date de 1949.

5. L’Audition (Konkurs, 1962).

6. Pierrot le Noir (Cerny Petr) est sorti en France en novembre 1964, sous le titre L’As de pique.


L’As de pique (Cerný Petr, aka Pierrot le Noir). Réal : Milos Forman ; ass : Ivan Passer ; sc : M.F. & Jaroslav Papousek ; ph : Jan Němeček ; mont : Miroslav Hájek ; mu : Jiří Šlitr. Int : Ladislav Jakim, Pavla Martínková, Jan Vostrčil, Vladimír Pucholt, Božena Matušková, Pavel Sedláček, Zdeněk Kulhánek (Tchécoslovaquie, 1963, 85 mn).



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