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Jean-Jacques Lebel, l’outrepasseur (2018)
"Montrage" et nostalgie
publié le dimanche 3 juin 2018

Paris, Centre Pompidou, Galerie du musée (30 mai-3 septembre 2018).

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Le titre de l’exposition est astucieux et juste.
Effectivement, Lebel fut un passeur, et un passeur "outre". Il l’est encore, sans doute, comme le rappelle sa biographie dans le catalogue, mais son activité depuis plusieurs années est essentiellement rétrospective : lorsque tous les musées du vieux monde vous exposent, c’est que la reconnaissance et l’hommage ont remplacé le trouble à l’ordre public.


 


 

Le Grand Tableau Antifasciste Collectif de 1961 fut saisi par la police milanaise.


 

Les 120 minutes dédiées au Divin Marquis, happening de 1966 fut interdit par la police parisienne.


 

L’un (accroché) et l’autre (sous forme de captation vidéo) font aujourd’hui partie de la présentation du Centre. Ils sont devenus des moments du flux artistique de la seconde moitié du siècle, récupérables, comme tout le reste. Ce qu’ils n’étaient pas à l’époque - ou qu’ils n’avaient pas pour mission d’être.

Les spectateurs-participants des Festivals de la Libre Expression des années 1964-1966 n’éprouvaient pas le sentiment de s’inscrire dans une future histoire muséale, ils étaient là parce que le sens de la fête et la recherche des épiphanies allaient de soi en cette période bénie. Le happening arrivait à point, avec ses ouvertures transgressives : un transsexuel costumée en religieuse qui se sodomise avec des légumes jetés ensuite dans le public, ça ne présenterait plus aujourd’hui une grande force perturbante, quoique. En 1966, en plein gaullisme moralisateur (La Religieuse (1) venait d’être interdit), il y avait là, pour les bien-pensants (et bien d’autres), de quoi s’étouffer.


 


 

Le happening n’était pas une invention de Lebel, il n’en fut que l’introducteur sur nos rives, grâce à sa connaissance de l’underground new-yorkais - il avait grandi à New York pendant la guerre, avec son père Robert, membre du groupe surréaliste, et était en contact avec les poètes beat, encore inconnus au début des années 60, et les théoriciens initiateurs du happening, comme Allan Kaprow.

1962-1967. Entre quelques hauts lieux parisiens (2), Lebel exerça sa pratique collective, accompagné par des amateurs de plus en plus nombreux - quelques dizaines au premier festival de 1964, plusieurs centaines au troisième, à la Chimère, en avril 1966.


 

Jusqu’à l’expérience folle de la mise en scène du Désir attrapé par la queue, unique pièce de Picasso, montée sous chapiteau à Gassin durant tout l’été 1967, avec Rita Renoir et le cher Taylor Mead (3) - et surtout, avec le groupe The Soft Machine, lancé chaque soir dans des improvisations hallucinées-hallucinantes.


 


 


 

Jusqu’à, pour couronner l’ensemble, l’occupation de l’Odéon, le 15 mai 68, décision prise à l’improviste la veille, dans la cour de la Sorbonne, on s’en souvient encore.

La période était fertile. La contre-culture américaine s’affichait violemment "anti" : anti-establishment, anti-guerre du Vietnam, anti-discrimination et prorévolution sexuelle, toutes positions recevables par une jeunesse qui ne supportait plus l’édredon moral, avait lutté contre la guerre d’Algérie et rêvait de "jouir sans entraves".


 

C’est à New York que s’inventaient de nouvelles formes d’intervention artistique, qui annonçaient les nouveaux temps, Ginsberg, Dylan, Warhol, le Living Theatre, Jonas Mekas et le cinéma underground (découvert, dès 1963, à la Cinémathèque de la rue d’Ulm).


 

Lebel n’était pas un inventeur, c’était bien un déclencheur et un passeur. La publication en 1965, par Maurice Nadeau, de son anthologie La Poésie de la Beat Generation (4) marqua un tournant. Non seulement Allen Ginsberg, mais Gregory Corso (avec une belle mise en page pour son fameux Bomb), Bob Kaufmann ou Lawrence Ferlinghetti (99 ans il y a peu et toujours poète) (5) s’avéraient accessibles, sans recours au dictionnaire Harrap’s. Le livre devint une bible, cornée à force de feuilletage, jamais très loin sur les rayons. Pas loin non plus, Le Happening, petit traité théorique, lui aussi édité par Nadeau en 1966, ni les Entretiens avec le Living Theatre, chez Belfond, en 1969.


 

Comme écrivait Breton à propos d’autre chose et à une autre époque, il se trouvait là les clés de mystères absolument modernes. Le happening n’évoque plus rien pour qui n’y a pas jadis participé, le Living a fini par n’être qu’une troupe de zombies fantomatiques.
Mais qui les a suivis et regardé vivre, ne serait-ce que par bribes, en conserve des souvenirs inoubliables -, des Soft Machine ne reste que Robert Wyatt (6), qui donne parfois de ses nouvelles musicales.

Tel est le problème créé par l’exposition d’un tel itinéraire.
Les deux belles salles du 4e étage de Beaubourg - qu’il est beau, ce musée, les soirs de vernissage, avant que les invités ne se pressent - (7) rassemblent toute une vie, photos, tableaux, installations, tracts, revues, films.
Mais parmi toutes ces présences que l’on reconnaît avec émotion d’une photo ou d’une vidéo à l’autre, combien ont disparu, comme pour illustrer les premiers vers de Howl de Ginsberg : I saw the best minds of my generation destroyed…


 


 

Le plaisir de la découverte - tout l’ensemble L’Affaire Profumo-Keeler que l’on ne connaissait qu’en reproduction, le film Sunlove, Happening with The Soft Machine, - ne peut faire oublier la perception de l’écoulement du temps.
Où sont passés tous ces beaux enfants de la révolte et de l’amour ?

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

P.S. : Au mot "exposition", Jean-Jacques Lebel préfère celui de "montrage". Cf. Le Monde, daté du 30 mai 2018.

1. La Religieuse de Jacques Rivette (1966), film adapté de La Religieuse de Denis Diderot, a été rebaptisé Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, et, après de multiples polémiques et obstacles, le 1er avril 1966, la censure a interdit sa distribution en France et son exportation. La décision d’annuler la censure du film ne sera définitivement confirmée par le Conseil d’État en 1975. Cf. Le Monde daté du 25 août 2006. Le film a été présenté au Festival de Cannes 2018.

2. Galerie Cordier, Bon Marché, Théâtre de la Chimère (42 rue Fontaine, l’adresse même d’André Breton) et évidemment le Centre américain du boulevard Raspail (canal historique, pas la prétentieuse bâtisse qui l’a remplacé), qui fixa la fleur de l’activité ludico-artistique du temps (quinze heures sur vingt-quatre, il s’y passait quelque chose).

3. Taylor Mead (1924-2013).

4. Jean-Jacques Lebel éd., La Poésie de la Beat Generation, anthologie, préface de Alain Jouffroy, traductions de Jean-Jacques Lebel, Paris, Denoël, 1965.

5. Lawrence Ferlinghetti né le 24 mars 1919, a fondé, en 1953, la librairie-maison d’édition City Lights Booksellers & Publishers, à San Francisco.

6. Robert Wyatt, né à Bristol en 1945, batteur et chanteur, a fondé le groupe Soft Machine en 1966, avec Mike Ratledge, Daevid Allen et Kevin Ayers. Puis le groupe Matching Mole (1971-1973).

7. Dans une salle jouxtant la Galerie du musée, un scénographe inventif a installé, face à un écran prévu pour recevoir toute une série de films en liaison avec le sujet, une batterie de divans profonds, qu’on imagine sans peine occupés dès l’ouverture et propices à des résurgences de happenings tout aussi intéressants que ceux montrés dans les pièces à côté.


 


 

Programme des films du "montrage" Lebel :

* À 11h30 : Polyphonix 4 de Jacques Boumendil (1984).

* À 12h30 : André Breton de Dominique Païni (1991) ; Le Cowboy et l’Indien de Alain Fleischer (1994).

* À 14h00 : Monument à Félix Guattari de Jean-Jacques Lebel & François Pain (1995).

* À 15h30 : Trois Happenings de Jean-Jacques Lebel (2001).

* À 16h30 : L’Art du montage de Danielle Shirman (2011).

* À 18h30 : Beat Generation de Jean-Jacques Lebel & Xavier Villetard (2013).



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