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Voyage au bout de l’enfer (1978)
de Michael Cimino
publié le mercredi 25 juillet 2018

par John Pilger
Jeune Cinéma n° 118, avril-mai 1979

Sorties les mercredis 7 mars 1979, 1er juin 2005, 23 octobre 2013, et 25 juillet 2018


 


La nuit dernière, j’ai vu The Deer Hunter dont tout le monde maintenant doit savoir qu’il traite du Vietnam avec, en prime, de jolies images d’une petite ville américaine, un mariage et des montagnes (*).


 


 

Le film a reçu tant de médailles qu’il ne doit plus lui manquer que la médaille d’honneur du Congrès et il va sans doute la décrocher si les éloges continuent à déferler sans relâche en Angleterre et aux USA. (1)


 


 

La prépublicité a été si bien orchestrée que la phrase "Avez-vous vu The Deer Hunter ?" est devenue le cri de rallliement qui vous classe au haut de l’échelle des gens à la mode. Il est vraiment difficile de trouver une place libre pour un film que Derek Malcolm du Guardian nous enjoint de voir "à tout prix", que le Daily Mail qualifie comme "l’histoire que personne n’avait osé raconter encore", qui a laissé Milton Shulman "tremblant et bouleversé" et qui, selon Walker, de l’Evening Standard, "dit ce qu’il fallait dire". Et ainsi de suite.
Lady Delfont, la femme d’un des commanditaires du film, a pleuré publiquement.
Il y a en effet de quoi pleurer.

Les commanditaires et les auteurs du film ont, dit-on, dépensé quatorze milllions de dollars pour passer au crible l’atrocité la plus documentée de l’Histoire, pour la reficeler et la vendre pour en faire un succès hollywoodien susceptible de les rendre milliardaires - ce qui doit être en train de se réaliser. Pour faire revivre la grande gueule caucasienne de Batman et transformer un peuple victime et courageux en brutes orientales subhumaines et débiles. Pour convertir la vérité en mensonges. Et, comme je viens de le dire, si les queues et les marchés noirs des billets peuvent donner une indication, la manœuvre est en train de réussir.


 


 

Comparé à The Deer Hunter, Les Bérets verts de John Wayne était un film honnête : un film de série B dont le caractère de fiction était perçu par tout le monde sauf par les patriotes fanatiques. The Deer Hunter est habile et ses effets de vérité et ses allures de documentaire sont peut-être même brillants. Il doit y avoir quelque chose dans le film qui a rendu naïfs et complaisants des critiques d’ordinaire capables de jugement.

Et je crois que pour ceux qui ont oublié ce qui s’est vraiment passé au Vietnam, ou ceux qui voudraient oublier, ou ceux qui sont trop jeunes pour se rappeler, ou encore vraiment naïfs, l’habileté du film est convaincante. Les invités de la noce jouent comme de vrais invités, les jets de sang, le bruit d’impact des balles, le rotor des hélicoptères rendent bien le son que des années de reportage sur le terrain ont imprimé dans ma tête. Sinon, le symbolisme est lourd (un coup pour le grand cerf, etc.), le sentimentalisme étiré et le sadisme totalement gratuit : le type de sadisme qui a rempli les salles.


 


 

Il y a des moments où, même si on se réfère aux critères de ce type de film, la qualité devient douteuse. Le héros fort et silencieux qu’incarne Robert de Niro, avec sa mâchoire à la Batman et le gosse à tête de bébé que joue Christophe Walken ne pouvaient pas se contenter de supporter en soldats leur captivité ; non ! Il fallait que ce duo dynamique s’échappe en liquidant une maisonnée entière de geôliers barbares avec leurs M16 brinquebalant à leurs hanches. Pow ! Wham ! Tat, tat, tat, tat ! Allons-y, foutons le camp ! jusqu’à satiété. Le grand John W. aurait pu leur montrer comment s’y prendre.


 


 

C’est comme ça que Hollywood a créé le mythe de l’Ouest qui ne faisait de mal à personne, à moins que vous ne soyez un Indien d’Amérique.
C’est comme ça que la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée sont devenues du folklore pour tiroir-caisse, inoffensif sauf pour les sales Boches, les pauvres Japs et les Chinetoques cocos. Ou encore pour un représentant d’une génération influençable capable d’être manipulée par ce type d’images guerrières triomphalistes, simplistes, avec ses méchants et ses bons. Et bien sûr The Deer Hunter ne fait de mal à personne, sauf aux Viets, aux cocos et aussi à une génération trop jeune pour se rappeler le génocide des zones de feu à volonté et les villes et villages "qu’il fallait brûler pour mieux les sauver."


 


 

Le fait que le processus de fabrication d’un mythe se renouvelle à propos du Vietnam provoque plus de mélancolie que de colère chez ceux qui, comme moi, ont vu des communautés vietnamiennes entières servir de cobayes pour tester un éventail technologique de matériel "antipersonnel" et ont vu de très jeunes Américains démoralisés, brutalisés, mutinés et drogués, couchés dans leur sang et leur merde, sacrifiés pour rien à des opérations dépourvues de sens et de but, pour la seule satisfaction de militaires ineptes, isolés dans leur bureau à air conditionné.


 

Richard Grenier, le critique de New York, m’a dit que l’auteur de The Deer Hunter, Michael Cimino, est salué aux USA comme le champion du "nouveau patriotisme".
Linda Christmas, du Guardian, cite les propos de Cimino : "Pendant le tournage du film, j’ai eu l’impression que nous faisions là un travail extraordinaire. C’était une expérience épouvantable à la fois du point de vue émotionnel et physique - les tropiques, la chaleur, l’humidité. Je ne peux secouer le souvenir du Deer Hunter, même maintenant. J’ai le sentiment fou que j’étais au Vietnam. En quelque sorte, les liaisons mentales se sont embrouillées et la ligne de démarcation entre la fiction et la réalité s’est effacée."

Ce texte montre comment on vend et justifie un mythe.
Cimino est un vendeur expert. Il a réussi à vendre The Deer Hunter sans avoir besoin de scénario. Au départ, ce devait être les souvenirs d’un groupe d’ex-GI, mais ce qui a contribué à persuader les commanditaires les plus riches qu’ils allaient rafler la grosse somme, ça a été l’image complaisante de la roulette russe qui revient dans le film et donne au public l’impression que les Vietnamiens jouent avec la vie humaine avec autant d’indifférence que les Anglais parlent du football.


 


 

C’est curieux : au Vietnam, je n’ai jamais entenu parler de ce jeu.
J’ai demandé à d’autres correspondants, et ils n’en ont jamais entendu parler non plus. Et aucune des interviews avec l’association des anciens prisonniers de guerre n’a mentionné le jeu. Or, une grande partie du film de Cimino est consacrée à cette "horreur significative" qui a existé, dit-il, et qui est censée avoir valeur de rédemption.

Un autre problème : Cimino prétend qu’il "avait l’impression folle d’avoir été au Vietnam", mais il n’y a jamais été. Il a dit à Linda Christmas et à Laetitia Kent du New York Times qu’il fut enrôlé peu de temps après l’offensive du Têt en 1968 et servit comme médecin attaché aux Bérets verts. Il a, dit-il, "manqué" le Vietnam, parce que son travail était "secret et consacré à la Défense. Quelque chose comme ça…" Mais les dossiers du Pentagone présentent la chose autrement. Il appartenait à l’armée de réserve avant que les jeunes recrues partent pour le Vietnam. Et au moment du Têt, il occupait une place dans une entreprise de publicité. Ces légères différences n’ont pas beaucoup d’importance mais elles aident à comprendre un peu quelles ont été les origines du mythe The Deer Hunter.


 

The Deer Hunter est arrivé à l’heure juste.
Le "nouveau patriotisme" et le goût actuel pour une rédemption nationale décrètent qu’il est temps de sauver la conscience américaine et de punir les Vietnamiens pour avoir défait et humilié la plus grande puissance du monde. Le mois dernier, le Vietnam a été attaqué par le nouvel allié de l’Amérique, la Chine, sous prétexte que le Vietnam était à la solde de Moscou. Le gouvernement américain a condamné l’action chinoise en paroles, tout en liant habilement sa condamnation à la condamnation de Hanoï contre le régime-génocide du Cambodge. Nulle part n’a été mentionné le fait que le Cambodge avait attaqué le Vietnam en 1977.


 

J’étais au Vietnam l’an dernier.
Il paraît difficilement croyable qu’il faille encore rappeler ce qu’on a fait à cette nation. Mais quand Hollywood se met à refaire l’Histoire et avec des événements décrits de manière à faire apparaître les Vietnamiens comme des Prussiens orientaux, ce rappel est nécessaire.
Presque tout le Vietnam du Nord est devenu un paysage lunaire, dont tous les signes de vie - maisons, hôpitaux, écoles, usines, pagodes, églises - ont été rayés de la surface de la Terre. Quarante pour cent des forêts ont été détruites et lorsqu’il y en a qui tiennent debout, il n’y a plus d’oiseaux ni d’animaux ; certains conducteurs de camions ne répondent plus à un coup de klaxon parce que le bruit des bombes les a rendus sourds ; trente mille enfants dans les seules villes de Hanoï et de Haïphong sont définitivement muets du fait des bombardements américains de Noël 1972.


 

Des lieux comme Ham Long et Long Loc devraient être aussi célèbres que Dresde mais ils ne le sont pas. Les bombardements ont rendu littéralement Ham Long à l’âge de pierre, comme bien d’autres villes dans le Nord. Le résultat de l’Opération Hadès (transformée par Hollywood en Opération Ranch Hand) : la défoliation et l’empoisonnement des paysages et des récoltes, l’ensemencement de mutations humaines pour des générations.


 

Ceci doit donc suffire. Il y a des dizaines de milliers de drogués à l’héroïne et un type de maladie vénérienne pour lequel il n’y a pas de remèdes sûrs. Il y a les infirmes à vie et les fous qui se sont échappés des zones de feu à volonté du général Westmoreland.
Et il y a aussi les milliers d’enfants nés de pères américains : j’ai entendu certains d’entre eux chanter une chanson quand j’ai visité l’orphelinat de Saïgon : "La guerre est finie… Les avions ne reviendront plus… Ne pleure pas sur ceux qui naissent… L’homme refleurira toujours…"
Si vous voyez The Deer Hunter, il se peut que vous ayez envie de vous rappeler ces mots.

John Pilger
Jeune Cinéma n° 118, avril-mai 1979

* Première parution : "Les Mensonges de The Deer Hunter", in The New Stateman (16 mars 1979).

1. Notamment, cinq Oscar à la cérémonie de 1979 (plus quatre nominations) : meilleur film, meilleur acteur (Christopher Walken), meilleur réalisateur, meilleur son, meilleur montage.

The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer). Réal : Michael Cimino ; sc : Deric Washburn ; ph : Vilmos Zsigmond ; mont : Peter Zinner ; mu : Stanley Myers. Int : Robert De Niro, John Cazale, John Savage, Christopher Walken, Meryl Streep, George Dzundza (USA-Grande-Bretagne, 1978, 182 mn).



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