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Deray, Jacques (livre)
J’ai vécu une belle époque (2003)
publié le samedi 6 juin 2015

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 282, mai 2003

Jacques Deray, J’ai vécu une belle époque, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003.


 


Jacques Deray (1929-2003, aux yeux de la critique, traîne derrière lui plusieurs malédictions.
D’abord, il a été le réalisateur attitré de Alain Delon (neuf films entre 1969 et 1994).
Ensuite il s’est longtemps cantonné dans le film de genre, et si le polar, au moins littérairement, est devenu désormais un genre noble, le film noir français des années soixante et soixante-dix n’était pas très recommandable. Seul Jean-Pierre Melville avait droit à l’appellation contrôlée "d’auteur", les autres, Gilles Grangier, Georges Lautner, étant regardés comme des tâcherons - positions que la postérité s’est heureusement chargée de modifier.

Enfin, on frémit quand on y pense, ses films étaient des succès populaires. Toutes choses qui expliquent qu’aucun critique n’ait pris la peine, au bout de 24 films et 6 téléfilms, de voir s’il existait quelque chose sous la surface d’œuvres impeccablement fabriquées et toujours pourvues en vedettes de première grandeur.
Un réalisateur qui accumule les génériques étourdissants, qui peut diriger, successivement ou simultanément, Jean-Claude Brialy et Charles Vanel, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Jean-Louis Trintignant et Lino Ventura, Michel Serrault et Yves Montand, Claudine Auger et Romy Schneider, sans se faire dévorer, méritait au moins qu’on s’y intéresse : il y a bien des cinéastes hollywoodiens qui ont eu droit à leurs exégèses pour moins que ça.

Certes, Jacques Deray n’a pas signé que des chefs-d’œuvre, mais était-ce son propos ? On a écrit ici même sur Le Marginal (1983) des commentaires navrés qu’on est prêt à répéter ; Doucement les basses (1971) nous était apparu à l’époque comme une catastrophe.
Mais La Piscine (1968) n’a rien perdu de sa puissance et de son ambiguïté, On ne meurt que deux fois (1985) est une fort bonne traduction du superbe roman de Robin Cook et Un papillon sur l’épaule (1978) une perle noire sans guère d’équivalent dans le cinéma français, toutes périodes confondues.
Et puis, surprise, ses films vieillissent bien : Un homme est mort (1972) est une des rares réussites d’un Français à Hollywood, et Rififi à Tokyo (1963) une des rares réussites d’un Français au Japon - dans l’un et l’autre transparaît une vision d’une ville étrangère parfaitement retranscrite, exotique et proche, et en osmose avec son sujet, tout comme Barcelone dans Un papillon…

Le livre vient donc combler un vide : à défaut d’un étude extérieure raisonnée, un témoignage de l’intérieur va nous permettre d’en savoir un peu plus sur un cinéaste peu prolixe. Ni autobiographie - "je ne me vois pas l’écrire" -, ni mémoires - "je ne suis pas un homme du passé, que j’ai du mal à évoquer" -, ni journal de bord, ni essai sur le métier de créateur d’illusions, J’ai vécu une belle époque se présente simplement comme un recueil de "pages égoïstes", modeste égrenage d’instants anciens, de l’apprenti-comédien du cours Simon en 1950, à l’adaptateur de Stefan Zweig en 2002 : Lettre d’une inconnue.

336 pages plus loin, après 37 chapitres regorgeant d’anecdotes, de souvenirs de tournages et de rencontres, tout a été dit : l’assistanat chez Rouquier et Gilles Grangier, les débuts prometteurs, les fanfares du succès, les honneurs et les échecs, la bouderie du public à partir de Maladie d’amour (1987).
Tout a été dit, certes, mais avec pudeur et retenue : si l’on en sait plus sur le déroulement du trajet, on demeure incertain des mouvements profonds qui l’ont déterminé. Jacques Deray l’avoue (p. 307) : "Je me suis toujours avancé masqué".

Et lorsqu’il conclut (p. 310) : "Je tire le rideau et reste dans l’ombre : ma place préférée", on se dit que, décidément, on n’en saura pas plus et que le travail d’approche d’une œuvre, cohérente à travers ses avatars, reste à faire (1).
Au moins ces "souvenirs égoïstes" en constituent-ils une bonne introduction.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 282, mai 2003

P.S. L’ouvrage est remarquablement riche en photos inédites et fort bien reproduites, caractéristique suffisamment inhabituelle dans l’édition de cinéma pour être soulignée.

1. Jacques Deray (1929-2003) est mort le 9 août 2003. Il a été le vice-président de l’Institut Lumière à Lyon, qui a créé le Prix Jacques-Deray en 2005, décerné, chaque année, avec l’Association des amis de Jacques Deray.


Jacques Deray, J’ai vécu une belle époque, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, 336 p.



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