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Rafiki (2018)
de Wanuri Kahiu
publié le mercredi 26 septembre 2018

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°388-389, été 2018

Sélection officielle Un certain regard du Festival de Cannes 2018

Sortie le mercredi 26 septembre 2018


 


La sexualité des femmes est mystérieuse, complexe et peu spectaculaire. Le patriarcat millénaire n’allait pas s’encombrer des non-problèmes de ses animaux domestiques, il avait déjà assez à faire avec la question centrale de la reproduction de l’espèce, qu’il déléguait pourtant, tota mulier in utero. Les femmes entre elles, tant qu’elles restaient dans les alcôves pouvaient bien faire ce qu’elles voulaient. Au pire, si quelque exception surgissait, il la refoulait bien vite dans le fourre-tout du diabolique et de la folie.


 


 

Quant aux dominées dépourvues d’âmes, elles suivaient les mêmes normes sociales, mentales, et évidemment physiques que les dominants. Sappho et ses semblables appartenaient à la mythologie et y demeuraient sous cellophane littéraire. Les mâles terriens pressés avaient d’autres chats à fouetter. Encore très récemment, dans ce qu’on a appelé un temps "la phallocratie", il n’y avait ni la place ni le temps pour des champs subalternes. Les mâles homo dérangeaient l’ordre et pouvaient encourir les pires châtiments selon les époques et les régions. Les femelles homo, inoffensives, avaient la paix, avantage secondaire de l’invisibilité.


 


 

Et puis, dans l’histoire sociale comme dans les pratiques au creux des lits, on a été y voir. Les femmes voulaient les mêmes droits que les hommes, elles ont eu les mêmes punitions. La création cinématographique suit généralement d’assez près les représentations sociales et les statistiques plutôt qu’elle ne les précède. Les homosexuels sont de plus en plus nombreux et explicites sur les écrans, les amours féminines, elles, demeurent rares et discrètes, ou traitées à la marge. Le patriarcat perdure, qui a occulté cette sexualité dominée et mal connue jusqu’à très récemment, sous-estimant sa capacité subversive (et sur-estimant celle de la masculine).

Rafiki (1), a pour sujet principal un amour entre femmes, sans importance tant qu’il reste invisible, dont seule l’exhibition est interdite. Cette histoire douce de deux ados amoureuses, l’une délurée et girly, l’autre pas, sévère même, va s’exhiber.


 


 

Mais, dans cette Afrique où la majorité des pays pénalise l’homosexualité (2), si le film est beaucoup plus politique, donc plus "dangereux", qu’il n’y paraît avec cette simple histoire de mœurs, c’est qu’il est serti d’une sorte de "réalité augmentée".

Les deux filles appartiennent à deux classes et à deux quartiers différents, avec deux pères rivaux en campagne électorale et deux mères soumises, chacune à sa façon.
Les signes insidieux d’un parti pris de Wanuri Kahiu (mœurs, classes, religion) irriguent toutes les images. Qu’il s’agisse de femmes, non seulement rajoute une couche de défi sur une planète et un continent qui demeurent misogynes, toutes sexualités confondues, mais surtout semble allumer les feux de toutes les révoltes.
Les immeubles carrés et monochromes de la banlieue, confrontés au multicolorisme des scènes de séduction, font beaucoup pour la "cause" défendue, une cause politique, et non politicienne (réduite à l’intendance), qui comprend les vrais leviers des grands desseins : la moitié du ciel, la paix et l’art. (3)


 


 


 


 

La censure kenyanne ne s’y est pas trompée, qui a interdit le film sous le prétexte le plus évident qu’il promeut le lesbianisme, dérobant ainsi à la vue des Kényans - d’une pierre deux coups - une multitude d’éléments discrets mais extrêmement dérangeants, dont on ne sait jamais ce qu’ils peuvent véhiculer de propriétés "révolutionnaires".
On peut aussi penser que la nouvelle vague féministe, née brutalement en Occident mais qui s’épanouit désormais lentement sur le monde entier, commence à engendrer, là-bas aussi, une certaine inquiétude, par la probable dislocation du système modèle qu’elle charrie avec elle. Même quand ils sont injustes, voire injustifiables, les censeurs ont toujours raison, et ils savent pourquoi.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°388-389, été 2018

1. "Rafiki" veut dire "ami" en swahili.

2. Le Kenya a été le premier pays africain à interdire l’excision en 2011. Mais 45 % des femmes y ont été victimes de violences physiques. Et il y existe une dizaine de villages, interdits aux hommes, où vivent ensemble des femmes pas forcément homosexuelles.

3. Wanuri Kahiu a fondé le collectif d’art Afro Bubble Gum Art. Le drapeau arc-en-ciel et les slogans des Gay Pride s’y adapteraient bien : "On veut un monde de toutes les couleurs".

Rafiki. Réal : Wanuri Kahiu ; sc : W.K. & Jenna Cato Bass, d’après Jambula Tree de Monica Arac de Nyeko (2007) ; ph : Christopher Wessels ; mont : Isabelle Dedieu & Ronelle Loots ; cost : Wambui Thimba. Int : Samantha Mugatsia, Sheila Munyiva, Patricia Amira, Muthoni Gathecha, Jimmy Gathu, Nice Githinji, Charlie Karumi, Patricia Kihoro, Neville Misati, Dennis Musyoka, Nini Wacera (France-Kenya, 2018, 83 mn).



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