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Révoltés (les) (2018)
de Michel Andrieu & Jacques Kebadian
publié le mercredi 9 janvier 2019

par Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 9 janvier 2019


 


Mai 68 en cinéma, et après ?
 

Feue l’année 2018 aura été l’occasion pour les Éditions Montparnasse d’éditer un double coffret DVD, Le Cinéma de mai 68, une histoire. La coopérative des Mutins de Pangée a réédité les films du groupe Medvedkine (1)

Ont été projetés en salle un court métrage et deux films tournés en 68 : Pano ne passera pas de Danièle Jaeggi & Ody Roos, Mai 68, la belle ouvrage de Jean-Luc Magneron et Paris Mai 68 de Hedy Ben Khalifat & Charles Matton. Les deux derniers, en focalisant sur la répression policière à l’œuvre, infirment certains propos de 68 sous les pavés… les flics de David Korn-Brzoza (2), qui tend "un miroir plutôt complice" à l’histoire officielle, selon l’expresssion de Jean-Louis Comolli.


 

Précédé du livre Les Fantômes de mai 68 de Jacques Kebadian & Jean-Louis Comolli (3), le film Les Révoltés a la vertu de décaper les couches d’interprétation qui, à l’instar des couches de vernis, ont, au fil du temps, édulcoré, voilé la réalité politique et sociale, réduite par exemple au conflit de générations. Michel Andrieu et Jacques Kebadian relient maintenant aux images tournées en 68 dans l’urgence et le feu de l’action. À partir de leurs films, et ceux de leurs amis cinéastes de l’ARC (4) et du groupe Medvedkine, ils ont réalisé un travail de montage d’images et son qui a déterminé la forme du "récit ". Une leçon de montage contre la réduction historiographique.


 

Le tout premier plan nocturne de l’université de Berkeley en flammes (5) à l’automne 1964, est emblématique de la révolte étudiante. Le Free Speech Movement revendique la liberté d’expression politique à l’université et embraye sur le mouvement des droits civiques, le combat contre la guerre au Vietnam. Cette effervescence gagne aussi les universités européennes. Andrieu et Kebadian, étudiants à l’Idhec, le savent bien, eux, qui filmaient en février 68, à la Freie Universität de Berlin, la contestation des étudiants et la manifestation de solidarité européenne avec le Vietnam. (6)


 


 

"Les faits sont la chose la plus obstinée du monde."
(Mikhaïl Boulgakov)
 

Les images tournées sur le vif déroulent la chronologie des faits en mai et juin 68.

La grève avec occupation de l’université s’étend aux usines dans tout le pays. La plus grande grève de l’Histoire, un soulèvement sur les ailes de la révolution rêvée par certains. Des courants étudiants politisés (trotskystes et prochinois) cherchent à rallier le mouvement ouvrier, une démarche que la CGT n’appelle pas de ses vœux (litote).
Sur un rythme accéléré, le film va et vient de la Sorbonne à la porte des usines, dans le tourbillon de l’actualité : manifestations, scènes de violence policière et d’insurrection. Les roulements de tambours scandent la marche des bataillons de policiers et la pluie de coups de matraque ; plus tard, deux voitures brûlent devant le Balzar. En voix off, une remarque comique au passage : "Saint-Michel est goudronné, rapport de force pas favorable".
Un long détour par Quimper révèle la jonction ouvriers et paysans, les disparités économiques et géographiques (ça ne s’est pas arrangé), "l’Ouest veut vivre".


 


 

Le tour des usines témoigne que la fameuse prospérité des Trente Glorieuses n’aura touché ni Citroën Nanterre, où les ouvriers immigrés vivent dans les bidonvilles, ni Sochaux, où le patronat exerce une exploitation et une répression féroces. Les grèves y ont gagné du terrain au fil des jours. La force contagieuse du mouvement vide bureaux et usines comme un appel d’air.
Après les accords de Grenelle, les tensions sont palpables entre les ouvriers et leurs représentants syndicaux qui recadrent leurs espérances (séquence à Flins, le délégué CGT à la stature de petit chef censure les mots d’ordre sur les banderoles). Premiers jours de juin, la reprise à la RATP, rue Lebrun, divise les conducteurs, les panoramiques soulignent un rapport de force feutré, les "pour-la-reprise" restant à l’écart, peu audibles, tandis que l’orateur l’emporte.
En juin, la police de Marcellin est lâchée, on compte les morts à Flins et à Sochaux.


 

Paroles

Les luttes ont ouvert un champ de réflexion et d’organisation sociale fondée sur la solidarité et le désir d’égalité, créant un espace de paroles. Par bribes, on entend une contestation de l’autorité patriarcale, une libération des modes de vie. Un cheminot sur les voies ferrées évoque le pouvoir d’émancipation de l’école, "il faut voir plus loin, pour moi, une société humaine, non une société de machines, de profits capitalistes".

Les femmes prennent la parole. Du moins, l’une ne se la laisse pas reprendre - "Attends, j’termine" -, une autre, devant Rhône-Poulenc Ivry expose pourquoi elle voulait occuper l’usine. À Besançon, une jeune ouvrière de l’horlogerie Yema monte sur un mur et appelle à poursuivre la grève dans l’unité. (7)


 

Le parti pris du film dans le temps imparti - "plans courts, phrases jetées, il fallait faire rapide, clair et vif" - tempère le déploiement de la diversité des échanges spontanés. On entend des prises de paroles, marqueurs temporels, celles de Cohn-Bendit qui fut le catalyseur du mouvement étudiant dès le début. À Nanterre, un étudiant fait la lecture d’un article de presse sur un ton persifleur. (8)
Inattendue, une adresse en portugais aux ouvriers de Citroën. Séguy à Renault Billancourt rend compte des négociations. En écho, André Barjonet, au rassemblement de Charléty, annonce sa rupture avec la CGT et affirme bien haut que le mouvement est révolutionnaire.


 

"L’imagination a pris le maquis"
 

Des plans émaillent le récit de brèves scansions poétiques. Revendications et aphorismes dans le sillage de Lautréamont fleurissent sur les murs. Arrêt sur l’image du visage rieur d’une jeune fille, la statue du vieil Hugo en contrechamp.
Un plan rapide (tiré du Droit à la parole) cadre un pianiste clope au bec et rappelle la présence des pianistes dans la cour d’honneur. (9) La chanson de Colette Magny Rhodia 4/8 en contrepoint des images à l’atelier de sérigraphie des Beaux-Arts met en résonance deux horizons éloignés.

L’ampleur inattendue du mouvement comme l’attestent les plans du pays paralysé, des colis postaux dans des hangars aussi déserts que les gares, sa soudaineté ont suscité des sentiments d’euphorie et de liberté. Un formidable élan collectif et solidaire dont se sont emparés les cinéastes militants. Le cinéma s’est bel et bien insurgé.


 

Un film dédié aux "pêcheurs de passé de l’avenir", pour reprendre les mots de Chris Marker.
Selon Walter Benjamin : "Rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire".
Encore faut-il le rappeler, contre toutes les formes de déni. (10)

Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Cf. Lucien Logette, "Cinquante an déjà. Sur quelques films de Mai 68" in Jeune Cinéma n° 387, mai 2018, pp. 25-33).

2. 68 sous les pavés… les flics de David Korn-Brzoza (2018), documentaire diffusé le 30 avril 2018 sur France 3.

3. Jacques Kebadian & Jean-Louis Comolli, Les Fantômes de Mai 68, Crisnée, Éditions Yellow now, 2018.


 

4. Membres du collectif ARC : Mireille Abramovici, Michel Andrieu, Gérard de Batista, Jean-Denis Bonan, Pierre David, Jean-Noël Delamarre, Gérard Desnoyer, Pierre-William Glenn, André Glucksmann, Jacques Kebadian, Jean Michaud-Maillan, Daniel Ollivier, Nathalie Perret, Renan Pollès, Monique Prunier, Françoise Renberg.

5. "Nous avons pensé à ce vieux monde qui brûlait, mais aussi [...] à ce cliché, "La petite fille au napalm" de Nick Ut. Si le film ne parle pas de la guerre du Vietnam, il est là, caché dans ces flammes". (Entretien avec Michel Andrieu et Jacques Kebadian).

6. Berlin 68 - Rudi Dutschke de Michel Andrieu & Jacques Kebadian (1968) ; Université critique : Sigrid par le Collectif ARC.

7. Suzanne Zedet, déléguée CGT, a représenté à l’époque une incarnation féminine de la lutte ouvrière.

8. Il s’agit de L’Humanité du 3 mai 1968. Georges Marchais y dénonçait "l’anarchiste allemand Cohn-Bendit" et les étudiants gauchistes.

9. Beaucoup se sont succédé au piano de la cour de la Sorbonne. Dans Les Révoltés, il s’agit de Jacques Higelin (18 octobre 1940-6 avril 2018).

10. Pierre Nora : "Pas de révolution, rien même de tangible et de palpable", in Lieux de mémoire III, Paris, 1992. Un événement purement commémoratif.


Les Révoltés. Réal : Michel Andrieu & Jacques Kebadian, d’après une idée de Michel Andrieu ; mont : Maureen Mazurek ; son : Laure Budin, Myriam René ; mu : René-Marc Bini (France, 2018, 80 mn).

NDLR. Un usuel indispensable :
* Sébastien Layerle, Caméras en lutte en mai 68. Par ailleurs le cinéma est une arme, préface de Jean-Pierre Bertin-Maghit, Nouveau Monde Éditions, 2008.


 

Pour mémoire, quelques films sur Mai 68 disponibles (notamment aux Éditions Montparnasse et chez Les Mutins de Pangée) : Ce n’est qu’un début de Michel Andrieu ; Comité d’action 13e de Renan Pollès ; Le Droit à la parole de Michel Andrieu & Jacques Kebadian ; Le Joli Mois de mai de Jean-Denis Bonan & Mireille Abramovici ; Nantes Sud-Aviation de Pierre-William Glenn ; Citroën-Nanterre de Édouard Hayem ; Classe de lutte du Groupe Medvedkine de Besançon ; Écoute, Joseph de Jean Lefaux ; Grands soirs et petits matins de William Klein ; Journal mural de Jean Narboni & Bernard Eisenschitz ; La Révolte des étudiants de Guy Demoy, Francis Espressades & Jean-Paul Thomas ; Le Cheminot de Fernand Moszkowicz ; Oser lutter, oser vaincre de Jean-Pierre Thorn ; Sochaux, 11 juin 1968 du Groupe Medvedkine de Sochaux ; Trente-trois jours en mai de François Chardeau.



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