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Mekas, Jonas (1922-2019)
Qui eut 70 ans en 1992
publié le mercredi 23 janvier 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma hors série "Jonas Mekas", décembre 1992.

Pour saluer Jonas, qui aura toujours 25 ans même en l’an 2000


 


Novembre 1963

 

On s’en souvient comme si c’était hier. Un étrange objet prend possession de l’écran de la Pagode. Un film, certes, mais ne ressemblant à rien de connu sous nos tropiques, nonsensique et jubilatoire, tirant en fusées poétiques cent épiphanies qui deviendront des mots de passe pour une petite société secrète de fanatiques. Un titre : Hallelujah the Hills de Adolfas Mekas (1963). (1)


 


 

Une signature au générique : Adolfas Mekas. Un autre Mekas, Jonas, le frère, comme assistant. Tous noms quasi inconnus, sauf pour les connaisseurs pointus du microcosme new yorkais qui lisent Film Culture dans le texte. (2)


 


 

Mai 1964

 

Les "Indies" - "indépendants américains" - débarquent à la Cinémathèque, rue d’Ulm. La découverte est d’importance pour ceux qui ne fréquentent pas le festival de Knokke-le-Zoute. C’est une nouvelle planète qui se dévoile, celle du cinéma underground : des dizaines de films, courts et longs, où le meilleur côtoie le pire, dans un joyeux tohu-bohu dégagé de toute référence.


 

On apprend à connaître de nouveaux noms - Stan Brakhage, Gregory Markopoulos, Ron Rice, ou Taylor Mead (3) -, à apprécier un nouveau temps filmique, à s’ennuyer parfois copieusement, ou à se renouveler l’intérieur de la vision.
On apprend surtout que, derrière ce mouvement apparemment désordonné, veille un grand rassembleur, Jonas Mekas, défenseur actif d’un autre cinéma. Actif et combatif : il a même été emprisonné pour avoir projeté Un chant d’amour de Jean Genet (1950).


 


 

On y découvre également que le fondateur de la Film Makers Cooperative est, en outre, réalisateur. Son long métrage Guns of the Trees (1961) est un témoignage incomparable sur l’air du temps new yorkais du début des années 60 - "sit-in", autocars de la liberté, engagement procastriste, Allen Ginsberg et Benito Carruthers, l’elfe noir du Shadows de John Cassavetes (1959). Et Adolfas Mekas, le frère, en acteur improvisé.


 

Octobre 1965

 

The Brig explose au visage des spectateurs parisiens, après la Mostra de Venise 1964. (4)
Le Living Theatre est encore inconnu, excepté pour les rares fidèles du Centre américain qui l’ont découvert l’année précédente.


 


 

Le filmage à la sauvette, en deux nuits clandestines, des acteurs de Julian Beck déguisés en "marines" donne un film terrifiant, insoutenable, dont la violence sans complaisance marquera longtemps son (peu nombreux) public. La signature duelle : Jonas & Adolfas Mekas, réunis, enfin, dans la même fonction.

Trois dates, trois moments forts qui nous ont suffisamment remués en leur temps pour que, trente ans ou presque après, la seule évocation du nom de Jonas Mekas nous donne envie de tirer notre chapeau.


 

Certes, depuis les belles années 60, les distributeurs sont devenus méfiants à l’égard du cinéma hors normes, et seuls, les habitués des festivals ont pu connaître les films qui ont suivi The Brig  : ni Circus Notebook (1966), ni Reminiscences From a Journey (1972), ni Diaries, Notes and Sketches (1969) n’ont trouvé de place sur les écrans hexagonaux. (5)


 

On s’en est trouvé réduit à juger sur témoignages, pas toujours bien disposés - sans trop y croire, en espérant que le grand vent salubre de ce cinéma à la première personne continuait à souffler sur d’autres écrans. La rétrospective offerte par la Galerie du jeu de Paume permet de juger sur pièces. (6)


 

Les années 60 sont devenues les années 90 : les moyens ont changé, les perspectives également. Le cinéma underground est devenu sujet de thèses et objet de musée. Mais Jonas Mekas est toujours là, avec ses interrogations, ses certitudes indéracinables et son optimisme désenchanté.
Aussi désespérantes que soient devenues, pour les cinéastes en marge, les lourdeurs du système, il demeure un espace, fragile, où le cinéma, tel le cœur révélateur de Edgar Allan Poe, persiste à palpiter.
L’expérience continue.

Lucien Logette
Jeune Cinéma hors-série Jonas Mekas, décembre 1992.

* Le hors-série de Jeune Cinéma comporte un entretien inédit de Jonas Mekas avec Jean-Michel Verret (New York, 17 novembre 1992), 10 pages. Il n’est pas encore tout-à-fait épuisé.
S’adresser à la revue.


 

1. Hallelujah the Hills (1963).

2. Film Culture revue fondé par les frères Mekas à New York (1954-1996). Collaborateurs : Rudolf Arnheim, Peter Bogdanovich, Stan Brakhage, Arlene Croce, Manny Farber, David Ehrenstein, John Fles, DeeDee Halleck, Grégory Markopoulos, Annette Michelson, Andrew Sarris, P. Adams Sitney, Edouard de Laurot, Parker Tyler.
Cf. P. Adams Sidney, éd., Film Culture Reader, New York, Cooper Square Press, 2000.


 

3. "Taylor Mead", Jeune Cinéma n°358, mars 2014.

4. The Brig de Jonas Mekas & Adolfas Mekas (1964),

5. Circus Notebook (1966) ; Reminiscences From a Journey (1972) ; Diaries, Notes and Sketches (1969).

6. Expositions à la Galerie nationale du Jeu de Paume (15 décembre 1992-31 janvier 1993) ; Maison méditerranéenne de l’image, Centre de la Vieille Charité, Marseille (5-18 mai 1993).
Cf. : Danièle Hibon & Françoise Bonnefoy, & al., éds., Jonas Mekas, Paris, Ed. du Jeu de Paume, 1992.


 



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