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Bleu Pâlebourg (2019)
de Jean-Denis Bonan
publié le mercredi 16 octobre 2019

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

Sortie le mercredi 16 octobre 2019


 


Parvenus au seuil de la troisième partie de leur vie, les artistes, sentant le devoir de se pencher sur leur passé, et si possible celui de leur génération, découvrent souvent la troisième partie de leur nuit. Dans les vieilles valises, dans les placards, sous les poussières du temps, dans les caves et les greniers de la mémoire, il est temps de retrouver les traces.


 

Jean-Denis Bonan a eu un drôle de parcours, et il appartient à une étrange catégorie, ceux qui appartiennent bien à leur époque, et surfent avec justesse sur sa grande vague magnifique, qui ont des amis, et qui, pourtant, en sont exclus pour des raisons obscures. (1) Aussi, quand sort son dernier film, Bleu Pâle Bourg, (sic sur le générique) d’après un récit de Andréas Becker (2), ne peut-on qu’être extrêmement curieux.


 

Jean-Denis Bonan dit : "Le texte de Becker, époustouflant. J’ai tenté des images à côté, comme un hors champ". Mais ce film est bien autre chose qu’un hors champ. Certes, il y a le beau récit de Andréas Becker qui écrit en français, mais la vision de Jean-Denis Bonan le magnifie, lui donne une quatrième dimension, en s’enroulant à lui comme une liane autour d’un banyan, vers la canopée.


 

C’est l’histoire de Ulla, née en 1939, qui eut 3 ans sous les bombes de l’opération Gomorrhe, à Hambourg (3), eut une vie où toute plainte était interdite, puis mourut d’alcool et de silence. Son fils accompagne son agonie d’un chant funèbre tendrement compassionnel teinté d’amertume sarcastique.


 


 

Avec ses images et ses sons, le cinéaste en fait une symphonie (4).
Il commence immergé dans le rêve chancelant de l’agonie d’Ulla. Puis sa caméra, parfois longuement immobile, affronte la vraie ville, son port mythique, ses innombrables eaux et ses machines criardes. Elle attrape tous les cafards du Nord, les couleurs cinglantes, la lumière crue, les ruines.


 


 

Pas un instant, il n’illustre ce qu’écrit, ce que dit, ce que lit Andréas Becker, pas un instant il ne le quitte pourtant. Une fusion sensible, qui passe par la beauté de l’accent et du français incertain de son ami.
L’alternance des silences essoufflés de l’hôpital, des rugissements de souvenirs, du grincement des bateaux à quai, et, au coin d’une image, d’un saxo solitaire, nous fait réaliser que les deux récits, celui de la femme, celui de la ville, sont parallèles et en miroir. Les campagnes bombées d’eaux stagnantes comme le ventre d’Ulla, les canaux bouchés de cadavres comme ses artères, les démolitions.


 


 


 

Et les tunnels de métal rouillé comme le tunnel blanc de Jérôme Bosch qu’elle entrevoit peut-être.


 


 


 

Quelque chose qui sonne entre campagnes hallucinées et villes tentaculaires, comme dans une veine symboliste, inattendue, investie de fantômes.


 


 

Comme un fils qu’il aurait eu à 20 ans, Jean-Denis Bonan accompagne Andréas Becker, qui accompagne Ulla, en une sorte de "bœuf" déchirant. La mort, quand ça arrive, ça discorde, ça rame, ça peine, ça se fraye un chemin difficile entre les cordages. Pour éviter le chavirement, il y a plus que jamais besoin d’harmonie et d’attention, de chants mêlés.


 

Dans les passages, il faut des rituels. Pour qu’un rituel joue son rôle, il faut qu’il soit préformé, rythmé, et scrupuleusement suivi. Sans rituel, on est en détresse dans un infini. A.B. et J.D.B. sont sans rituel. Ils errent, désemparés, à la recherche de balises, à travers les vitres sales de leurs consciences, chacun seul dans sa génération, pour adoucir un passé presque commun.


 


 

L’accompagnement qu’ils doivent inventer ensemble, au plus près de la petite fille très vieille qu’est Ulla, au plus près du fil de son temps, c’est une mélopée sans rime, un blues dont le rythme s’échappe, comme s’échappent toute vie, toute mort, toute séparation. Une dérive.
"Non, je ne me retournerai pas, je ne me retournerai plus", dit Andréas Becker.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019


1. Jean-Denis Bonan est né en 1942. Une longue carrière de documentariste à la télé, une participation historique à Mai 68 (L’ARC, Ciné-Luttes), une œuvre très riche qui a côtoyé les poètes, les peintres, les politiques. Il aurait pu être un "auteur" aussi, s’il ne s’était pas heurté à une violente censure avec ses deux premières œuvres personnelles, en 1966, le court métrage Tristesse des anthropophages, puis, en 1968, le long La Femme bourreau. Les deux films sont ressortis chez Luna Park Films en 2016, et on ne comprend toujours pas la censure d’autrefois. Malédiction, malchance, on ne sait pas trop ce que ces mots veulent dire. Son itinéraire nous fait penser au destin de Pierre Prévert.

2. Andréas Becker, Ulla ou l’effacement, Lausanne, Éditions d’En-bas, 2019. Il est né à Hambourg en 1962, vit en France, et écrit en français.

3. Bombardements de Hambourg (25 juillet-3 août 1943), 45 000 morts civils. Bombardements de Dresde (13-15 février 1945), 35 000 morts civils.

4. On trouvait déjà des "symphonies" de sons dans La Femme bourreau.


Bleu Pâlebourg. Réal, ph : Jean-Denis Bonan ; d’après Ulla ou l’effacement de Andréas Becker ; mont : Anthony Magnoni ; déc : Xavier Vintaggi ; mixage : Vianney Aubé Capson. Int : Andréas Becker, Sophie Bourel, Monique Calinon, Isabel Juanpera, Roberte Léger, Anne Maurel, Bertrand Ogereau, Charlotte Riedberger, Elliot Riedberger, Birgit Yew von Keller (France, 2019, 55 mn).



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