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Âcre Parfum des immortelles (l’) (2019)
de Jean-Pierre Thorn
publié le mercredi 23 octobre 2019

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 23 octobre 2019


 


Il y a encore quelques années - trois ans ou trente ans selon les gens (1) -, on pensait encore en termes de révolution.
Les révolutions du passé avaient toujours été trahies, après elles, advenaient les profondes mélancolies des générations perdues. On n’oubliait rien, on continuait pourtant, munis de souvenirs plus ou moins chauds, de rêves récurrents et de mots inchangés, à célébrer les mêmes imageries, les mêmes martyrs, les même héros. Nous les encore vivants du 21e siècle savions bien que Mai 68 n’avait pas été une vraie révolution, juste un soubresaut magnifique, mais nous n’avions que ce vécu à nous mettre sous la dent, à côté du couteau.


 

Sa célébration, en 2018, nous avait un peu fatigués, nous rappelant que les dés étaient pipés, mettant à jour, justement, les trahisons individuelles de quelques grandes gueules insupportables, mais activant aussi des fidélités et des loyautés inébranlables. Des textes, des références, des films, étaient réapparus. Derniers feux.


 


 

On voyait bien ce qui se passait. Cette "modernité" n’avait rien à voir avec celle de Rimbaud, qui, "voyant" dans son enfer, exécrait la misère, et tout à voir avec les fromages avancés du libéralisme. On n’en prenait que ce qui nous arrangeait, tentant vainement de poétiser la technique. Le déni, c’est un analgésique puissant, pas seulement des douleurs morales, mais aussi des sensibilités mêmes. Dans le dur désir de durer, on en avait besoin, on se calcifiait, on vieillissait, on n’allait plus jamais à la plage.


 


 

Et puis, tout s’est accéléré, comme souvent dans l’Histoire, mais pas si souvent dans l’histoire d’une vie. Certes les mots et les choses étaient détournés et tripotés par les dominants et leurs chiens de garde, mais, après le printemps planplan, l’automne fut brutalement chaud et les corps, eux, (se) manifestèrent, dans les rues, dans les idées, dans les images. Le corps social bougeait encore.


 


 

Cette espèce de trou noir qui semblait s’éterniser, analogue aux dépressions bien connues qui avaient suivi 1789, 1830, 1848, 1871, 1917, 1968, s’est, un instant, illuminé.
Mais, cette fois, pas au point de réenchanter le monde, et nos cœurs demeuraient secs. Cette fois, les dieux étaient bien morts et la entgötterte Natur de Schiller (2) semblait s’être définitivement installée pour le temps qui nous restait.


 

Alors quand, dans son nouveau film, Jean-Pierre Thorn vient nous dire : "Derrière moi, il y a des années de combat et d’illusions, de rencontres et de séparations. Mais il y a toi", on a envie de s’accrocher à lui, juste parce qu’il parvient encore à retrouver - et à nous transmettre - au moins cette foutue nostalgie évaporée, qui témoigne de ce qu’on voulait avant tout, ne pas devenir une saloperie de marchandise.


 


 

Thorn fut un cinéaste militant véritable. Après 68 et la mort de Joëlle, il s’était établi comme ouvrier, dix ans durant, avant de revenir au cinéma de lutte. 50 ans après son premier film, il achève sa boucle. Il retourne au temps où amour et révolution allaient de pair et à sa fin brutale.
À travers ses anciens films et le pitoyable présent, il retrouve ses anciens compagnons et leurs descendances, et ne peut que faire surgir leurs pertes de sens. Les ouvriers d’Alsthom chantaient L’Internationale, les gilets jaunes chantent La Marseillaise et saluent le drapeau. Quant à la génération hip-hop, elle se vit comme grillée.
Mais, malgré tout, ils sont là, différents et ardents, jeunes.


 


 

Son film est âpre, c’est-à-dire amer et blessant.
Mais, dans les déserts de sable, il y a des fleurs immortelles.


 

Ce dialogue que Jean-Pierre Thorn instaure entre les paroles révoltées et les lettres d’amour restaure en nous le lien rompu entre la faim et l’espérance, entre la terre et le ciel, réanime le violent désir de justice, et de la paix qui va avec.


 


 

Il nous rallume, nous délivre un peu du sarcasme-refuge, nous rend cette humanité qui fut divine autrefois, et propre.
Il ressuscite tout ce dont vont avoir besoin les enfants, les petits enfants, le genre humain, face aux forces infernales et inconnues qui s’annoncent.
C’est sacrément tonique.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. À partir de 1989, quelque chose s’est dévitalisé. Il n’y a pas plus de deux ou trois ans que le changement climatique s’est installé dans le tout venant des JT télévisuels occidentaux.

2. La Nature privée d’âme et de grâce, obéissant servilement aux lois de la pesanteur, creuse sa propre tombe, pensait le pré-romantique Schiller (1759-1805).


L’Âcre Parfum des immortelles. Réal : Jean-Pierre Thorn ; sc : J.P.T. & Pierre Chosson ; ph : Sylvain Verdet & Sébastien Godefroy ; mont : Emma Augier ; mu : Serge Teyssot-Gay, Khaled Al-jaramani et Xie Yugang ; voix : Mélissa Louveaux (France, 2019, 79 mn).



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