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Kanal (1957)
de Andrzej Wajda
publié le mercredi 4 décembre 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1957,.
Prix spécial du Jury

Sorties les mercredis 12 mars 1958 et 4 décembre 2019


 


Après la réédition de L’Incinérateur de cadavres, c’est une autre rareté que propose Malavida, qui fait décidément flèche de tout bois. En ce qui concerne la notoriété, celle de Andzrej Wajda n’a rien à voir avec celle de Juraj Herz (1), ce qui ne signifie pas que toute son œuvre soit accessible. Ainsi, y-a-il des lustres que Kanal n’avait pas refait surface dans les salles (à l’exception de sa présentation en mai dernier dans le cadre de Cannes Classics) et le souvenir lointain que nous en avions était celui d’une copie de ciné-club, fatiguée par le nombre de ses passages, plus gris sombre que noir & blanc.


 

Il s’agit donc, comme dans le cas de L’Incinérateur…, d’une véritable redécouverte, la restauration restituant au film une beauté native oubliée : qu’il s’agisse de la partie "au grand jour" (les combats dans Varsovie) ou de la partie souterraine (la déambulation dans les égouts), pleine lumière ou obscurité percée d’éclairs, la magie visuelle est constante. Pas de recherche d’effets, pourtant - on n’est pas encore dans le baroquisme crispé de Cendres et diamant, qui suivra immédiatement -, Wajda filme au plus près des corps et des faits. Mais l’éclat du noir & blanc du temps s’impose. (2)


 

Lorsqu’il tourne Kanal, Andzrej Wajda n’est qu’un cinéaste encore débutant.
Son film précédent, trois ans plus tôt, Génération (1954) (3), déjà sur la Résistance, avait eu du mal à passer l’examen devant le Politburo, à cause de ses héros pas suffisamment héroïques - certains censeurs leur trouvaient même une dimension trop "lumpenproletariat" qui ne cadrait pas avec l’exaltation nécessaire à la célébration du dixième anniversaire de la fin de la guerre. Wajda avait pourtant adapté un roman "dans la ligne", sous l’aile de Aleksander Ford, le réalisateur polonais le plus célèbre du moment. Mais les précautions idéologiques des commissions d’agrément sont impénétrables. Quand le film nous parvint, en 1962, il nous parut tout à fait orthodoxe - mais, entretemps, la réputation du réalisateur était déjà faite.

Cette fois-ci, Andzrej Wajda ne part pas d’un roman, mais du témoignage d’un participant de l’insurrection de Varsovie, qui vit la Résistance polonaise se soulever contre l’occupant allemand, l’été 1944, pour tenter de rétablir un territoire libre dans la capitale. Il ne s’agissait pas seulement de chasser les nazis, mais aussi de tenter d’affirmer une autonomie avant que l’Armée rouge n’atteigne Varsovie - le souvenir de l’invasion de la Pologne par les troupes russes après le pacte germano-soviétique et du massacre de Katyn ne manquaient pas d’inquiéter les résistants. Avec raison, puisque l’Armée rouge stoppa son avancée et attendit que les Allemands aient écrasé l’insurrection avant d’intervenir, une fois le terrain nettoyé, et de mettre en place une administration organisée autour des communistes polonais.


 

Traiter un tel sujet, qui revenait sur l’abandon de la Résistance polonaise par l’armée d’un "grand pays ami", n’était pas simple : le scénario passa devant la commission de censure en janvier 1956, à un moment où la déstalinisation était encore dans les limbes et où il n’était pas question de mettre en cause l’URSS. Le dégel ne survint que quelques mois plus tard, avec les révoltes ouvrières de Poznan et l’arrivée au pouvoir de Gomulka. Si l’"octobre polonais" fut bref, il n’en permit pas moins un début de libéralisation et Wajda put tourner Kanal sans entraves.


 

De toutes façons, seul le public national connaissait le contexte - le rôle (ou plutôt l’absence de rôle) de l’Armée rouge n’est jamais évoqué dans le film et les festivaliers cannois, en mai 1957, n’y virent qu’une histoire de guerre classique, avec des bons résistants et des méchants nazis, comme dans la totalité des œuvres du genre. (4)
Histoire classique, mais parfaitement menée, et on comprend que le jury lui ait décerné son Prix spécial (à égalité avec Le Septième Sceau ). Car Wajda avait signé là un film d’une puissance tout américaine, digne des grands titres de William Wellman ou de Raoul Walsh, avec un réalisme remarquable, dépourvu de tout pathos - les quelques étreintes sexuelles sont des signes de vie ultimes, les blessures sont douloureuses, la mort est sale, l’héroïsme n’existe pas, la peur et la rage sont constantes. Comme le désespoir et la vanité des tentatives de survie : ils aimaient la vie, mais tous la perdront.

Comme tous les films d’action guerrière à hauteur d’hommes, l’argument est minimal : une compagnie de volontaires (seulement 70, ce qui signifie que ses pertes ont été importantes) est encerclée par les troupes allemandes dans un réduit de quelques immeubles en ruine, le reste de Varsovie étant déjà tombé.
Pendant 45 minutes, ils résisteront à l’assaut, avec les armes dérisoires qu’ils possèdent, mitrailleuses à bout de souffle ou lance-roquette inefficace une fois sur deux. Les cadavres s’accumulent et la seule issue se trouve dans les égouts qui permettront de sortir de la nasse.


 

Durant les 45 minutes suivantes, les survivants vont errer dans un labyrinthe dont ils ignorent le plan - seule une résistante le connaît, mais elle traîne son amant blessé et le couple est vite coupé de la troupe. La narration linéaire de la première partie, tous réunis dans la lutte au grand jour, devient chorale, tous éparpillés dans l’obscurité et englués littéralement dans une boue merdeuse. Chaque puits de lumière vers la sortie se révèle impraticable, le seul utilisable débouchant entre les jambes des Allemands, conclusion emplie d’un humour tragique.


 

Avec une belle habileté de la part d’un cinéaste aussi jeune, Andrzej Wajda parvient à échapper au piège de la typification habituelle des films de guerre, patrouilles ou commandos - le chef dur mais juste, l’intrépide, le jeunot qui pense au pays, l’indiscipliné, l’artiste égaré, le lâche, etc. Chacun possède l’épaisseur exacte qui convient. Wajda ajoute même deux femmes, personnages rares dans le genre, mais ici justifiés, la Résistance n’étant pas qu’une affaire d’hommes. Fort beaux personnages d’amoureuses d’ailleurs, l’une docile, l’autre forte tête, qui ne sont pas là pour mettre un peu de sexe dans l’action, mais parce qu’elles ne séparent pas l’amour et le combat. Ainsi, toutes les scènes où l’on voit Teresa Izewska, éblouissante sous sa saleté excrémentielle, soutenir Tadeusz Janczar, (5) son amant agonisant, sont extraordinaires.


 

Le film ne propose aucune morale, sur le mode "la guerre, c’est pas beau" ou "à quoi bon combattre, puisque tout le monde se réconciliera un jour".
Il montre des faits - on conçoit que Jerzy Stefan Stawinski, rescapé du carnage, ait eu besoin de raconter son histoire - sans noircir le tableau : les Allemands de la séquence finale ne sont pas des monstres, simplement des soldats qui regardent les résistants sortir de leur trou, sans vociférer. Les jeux sont faits.


 

Reste un film qui échappe à son époque, et dont la puissance permet d’ignorer le contexte retracé plus haut.
La réédition en DVD de Cendres et diamant est annoncée, souhaitons que Malavida nous offre bientôt, pour boucler la boucle, Génération, le premier volet de la trilogie de la Résistance. (6)

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Juraj Herz serait plutôt en manque de notoriété. Cf. L’Incinérateur de cadavre.

2. Même éblouissement devant les copies des films polonais restaurés à l’initiative de Martin Scorsese, il y a quelques années, tels, parmi dix autres, Train de nuit (Pociąg) de Jerzy Kawalerowicz (1959) ou Le Dernier Jour de l’été (Ostatni dzień lata) de Tadeusz Konwicki (1958).

3. Admirons le génie des distributeurs français pour trouver des titres sans relief et qui n’évoquent rien : Une fille a parlé pour Génération, Ils aimaient la vie pour Kanal. Cf. aussi Andrzej Wajda.

4. Problème de réception identique pour Cendres et diamant (Popiół i diament, 1958) : la lutte armée, après mai 1945, entre résistants communistes et nationalistes, lutte familière aux spectateurs polonais, mais inconnue en France, rendait le film peu compréhensible à la première vision. La critique d’époque a surtout été fascinée par la beauté de la mise en scène et l’interprétation géniale de Zbigniew Cybulski.

5. Andrzej Wajda nous apprend, dans le livre (254 p.) qui accompagne le coffret (hors commerce) de 40 DVD édité en 2017 par le Polish Film Institute, que le rôle devait être interprété par Zbigniew Cybulski.

6. Dans les égouts, lorsque les résistants croisent un groupe de civils perdus, on entrevoit, une secondes et demie et de profil, couché dans la boue, Roman Polanski, déjà acteur dans Génération et alors étudiant en cinéma. Mais mieux vaut cacher sa présence, de crainte de voir Kanal boycotté.


Kanal (Ils aimaient la vie). Réal : Andrzej Wajda ; sc : Jerzy Stefan Stawinski ; ph : Jerzy Lipman ; mont : Halina Nawrocka & Aurelia Rut ; mu : Jan Krenz ; déc : Roman Mann et Leonard Mokicz ; cost : Jerzy Szeski. Int : Teresa Izewska, Tadeusz Janczar, Wienczyslaw Glinski, Tadeusz Gwiazdowski, Stanisław Mikulski, Emil Karewicz, Vladek Sheybal, Jan Englert, Teresa Berezowska, Zofia Lindorf, Kazimierz Dejunowicz, Zdzisław Leśniak, Maciej Maciejewski, Adam Pawlikowski, Janina Jabłonowska, Maria Kretz, Kazimierz Kutz (Pologne, 1957, 97 mn).



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