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Tokyo ! (2008)
de Michel Gondry, Leos Carax, et Bong Joon-ho
publié le samedi 14 mars 2020

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°317-318, été 2008

Sélection officielle Un certain regard au Festival de Cannes 2008

Sortie le mercredi 15 octobre 2008


 


Dans Interior Design, une jeune femme qui ne trouve pas sa place (ni travail, ni logement, ni amour), finit par s’en créer une, utilitaire : elle se transforme en chaise de bois oubliée dans la rue, et se fait récupérer par un musicien paisible.


 

Dans Merde, un être hideux et erratique surgit de temps en temps du sous-sol et crée la panique dans les rues propres, par son comportement incontrôlable. Un jour, il s’avise d’utiliser au-dessus des grenades trouvées en-dessous, et fait ainsi de gros dégâts matériels et humains. On l’arrête, et au cours du procès, il est défendu par un avocat français qui se révèle être de la même race que lui, et comprendre sa langue extraterrestre.


 

Dans Shaking Tokyo, un homme a choisi de se retirer du monde, et de cesser tout commerce avec les humains : il est un hikikomori, chez lui depuis dix ans. Un (beau) jour de tremblement de terre, il a un coup de foudre pour une jeune livreuse de pizzas. Pour la retrouver, il va devoir sortir de son trou et de son silence.


 

Ce film à trois volets, commandé par des producteurs (Tokyo en 30 minutes), a été réalisé par trois cinéastes non-japonais, chacun de son côté : Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho.
Leur style, leur rythme, leur propos, leur ton, leur humeur diffèrent. Que, malgré cela, le film trouve une telle unité relève du miracle.
Pour raconter - vite, bien sûr - les villes tentaculaires, et l’exemple limite qu’est Tokyo, ce qui s’impose, c’est la grande solitude. Les humains urbains n’ont pas d’autre choix que de se dissoudre dans la multitude, ou de survivre dans l’individuation. Le complexe du têtard ou le splendide isolement. Tokyo ! raconte trois cas de choix de survie.

AVL


Sketches of Tokyo. Rebond

 

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008

Il était une fois une ville et trois petites histoires.
Hiroko, une jeune femme sans occupation et sans conviction existentielle, se cherche dans Tokyo, sur fond de crise du logement et de soucis matériels. Ni son amant ni son amie, ni les petits services qu’elle tente de rendre ne lui permettent de trouver son chemin. Figure de l’âme errante, elle finit par rejoindre les fantômes plats des interstices entre les buildings. Sa place, absurde donc confortable, va se révéler être dans ce bois dont on fait les chaises (ou les poupées désarticulées de Bellmer ?). De la chair au bois et retour, aux côtés d’un musicien tranquille, là était sa voie, loin des bruits de la ville. (Interior Design)


 

Surgie des égoûts, une créature mâle, verte, dégoûtante et muette, court dans les rues propres du quartier de Shibuya, terrorisant les passants chics qu’il bouscule. Un jour, sous la terre où il vit, il découvre un nid de grenades, et tout naturellement en fait usage en surface. Conformément à la doxa démocratique, on le médiatise, on l’arrête, on l’emprisonne, et on trouve quelqu’un (un Français) de la même race, et de la même langue invraisemblable, qui va être son interprète (sans sous-titres) et son avocat. Mr Merde a d’excellentes raisons de dynamiter, il n’aime pas les gens, et surtout pas les Japonais. Prochaine étape, les USA. (Merde)


 

Cet homme a choisi de couper tout contact avec le monde extérieur : il est hikikomori depuis plus de dix ans, et vit isolé dans un appartement soigneusement rangé, plein de livres, et où les rouleaux de papier cul et les cartons de pizzas vides s’empilent, imitant les boîtes de soupe Campbell. Pour vivre, il téléphone et se fait livrer. Un jour, lors d’une livraison, Tokyo se met à trembler, et la jeune coursière s’évanouit. Sur son corps, des tatouages désignent les points d’impact : il appuie sur « coma », elle revient à elle, s’en va, abandonne son job, et se retire du monde à son tour. Mais l’apaisante routine s’est détraquée : elle lui manque, elle lui a pourri sa solitude. Cela l’oblige à sortir dans une Tokyo devenue déserte et sans repère, à la chercher, à la trouver, à la convaincre de ce à quoi il ne croit pas encore, et à quoi elle ne croit plus : la possibilité d’une interlocution. Suffit d’appuyer sur le bouton "love". (Shaking Tokyo)


 

 

Tous hikikomori

 

On disait autrefois "film à sketches", ce fut très à la mode dans les années 60. Une thématique commune permettait d’associer des réalisateurs prestigieux, qui se payaient le luxe d’élever ainsi le statut des courts ou des moyens métrages de l’esquisse (le brouillon du débutant) à l’équivalent de la nouvelle littéraire (la forme aboutie). Ce cinéma à contrainte entraînait aussi, le plus souvent, des comparaisons instructives et parfois cruelles (cf. le Tobby Dammitt de Federico Fellini, dans Histoires extraordinaires, après le pathétique Vadim et le Louis Malle appliqué).
Et plus rarement des télescopages fertiles, à la manière d’un collage, vers l’unité d’une œuvre plurielle. Pour cela, il fallait de la connivence ou du jeu entre les réalisateurs pressentis, même s’ils ne travaillaient réellement pas ensemble.


 


 

Pour Tokyo !, deux producteurs, Michiko Yoshitake et Masa Sawada, ont proposé une double contrainte d’espace et de temps : la ville, et 30 minutes. Les réalisateurs, deux Français, Michel Gondry et Leos Carax, et un Coréen, Bong Joon-ho, ne se sont pas rencontrés. Que le film, homogène, ait dépassé le bric-à-brac de Gondry et les provocations désordonnées de Carax, qu’il ait trouvé une belle cohérence interne et soit parvenu au statut de triptyque, relève peut-être du hasard objectif, le deus ex-machina qui enchante les collisions.


 

Le film nous raconte que Tokyo est pleine comme un œuf et qu’il n’y a plus de place pour les nouveaux venus, ni pour les clochards, ni pour les étranges étrangers, et pas non plus pour les indigènes qui croient être intégrés. Il laisse entendre aussi que toutes les grandes villes de notre nouveau monde ne sont que d’illusoires barrages contre la solitude.
Mais au-delà des trois petites histoires, chacune un peu en dérive et flirtant avec le fantastique, il faut sans doute observer le point prégnant de tout le film, qui figure dans le film de Bong : le hikikomori.


 

Défini par les normaux (ceux du milieu de la courbe de Gauss), le mot désigne un humain, atteint d’une pathologie asociale, le plus souvent un adolescent, se retirant d’un monde réel qu’il juge insupportable. Il y aurait près d’un million de hikikomori au Japon, soit un jeune sur dix, et presque 1% d’une population de 127 millions. Les normaux remarquent que ces hikikomori ne sont ni autistes normaux, ni non plus grabataires ou retardés mentaux, et qu’il ne s’agit pas d’agoraphobie. Ils trouvent toutes sortes d’origines familiales et sociales à ce phénomène qu’ils déplorent. Bref, ce sont des normaux. Le boulot des normaux, c’est l’ordre, dont chacun connaît l’utilité sociale, politique, médicale, matérielle, voire philosophique. La désocialisation, comme le parricide ou la révolution, c’est toujours le wild side. Mais peu importe cette définition et ses afférents thérapeutiques.


 

Les ermites, on les imagine de préférence comme Zarathoustra, vieux et barbus, à la chair triste, ayant lu tous les livres, et plutôt sur la montagne. Mais les enfants aussi - et tous ceux qui ne seront jamais des grandes personnes -, traversent de grands trous de grand air, seuls ou par générations, toujours loin du troupeau, et pas seulement au Japon et pas seulement de nos jours. De Lenz à Hölderlin, de Chatterton à Crevel, les passerelles sont innombrables qui forment la grande nébuleuse des réfractaires et des parias. Les trous noirs, ce sont les paradis virtuels où se rejoignent les grands mélancoliques, qui trouvent enfin leur lieu de dérobade, dans cette sorte de chaud ventre maternel sans échéance.


 


 

Car là, bien à l’abri, tout devient possible, la grande liberté du rire, de la métamorphose, des polysémies. L’écriture automatique, le crime et le silence sont, en fin de compte, les mêmes écrins. Le devenir-chaise en bois de Hiroko chez Michel Gondry, les facéties du grand méchant loup chez Leos Carax, le retrait de l’homme sans qualités chez Bong Joon-ho, sont trois façons de dire que, comme l’huile et l’eau, l’individu et la foule ne sont pas intersolubles, sauf à produire une émulsion éphémère, toujours de l’ordre du fantasme. Trois façons de (ne pas) choisir son camp, dans ce no man’s land qu’est la bonne vieille frontière entre réel et surréel.


 


 

Mais seul l’homme de Bong Joon-ho, dans la grande ville qui se met à trembler, et sans doute parce qu’elle tremble, donne une perspective à l’aporie. Avec courage, il se donne la chance d’accéder au monde parallèle qui pourrait le sauver, lui et ses semblables, les humains. Il trouve les bons boutons où appuyer, il rencontre et reconnaît le coup de foudre, et, dans le silence des rues désertées, il fait comme s’il en était encore temps : il ose appeler à sortir, au grand soleil, sans peur, avant la fin du monde.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008


Tokyo ! Interior Design. Réal : Michel Gondry, sc : M.G., Gabrielle Bell, d’après la BD Cecil and Jordan in New York sur une idée de Sadie Hales ; ph : Masami Inomoto ; mu : Étienne Charry ; mont : Jeff Buchanan. Int : Ayako Fujitani, Ryo Kase, Ayumi Ito. Merde. Réal, sc : Leos Carax ; ph : Caroline Champetier ; mont : Nelly Quettier. Int : Denis Lavant, Jean-François Balmer, Renji Ishibashi, Azusa Takehana. Shaking Tokyo. Réal, sc : Bong Joon-ho ; ph : Jun Fukumoto ; mu : Lee Byung-woo. Int : Teruyuki Kagawa, Yu Aoi, Naoto Takenaka (France-Japon-Corée, 2008, 110 min).



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